La Fondation de l’Hermitage dédie une belle exposition à Hans Emmenegger, peintre de la Suisse centrale dont les peintures sont restées longtemps confidentielles. Une redécouverte à ne pas manquer.
On croyait connaître tous les hérauts de l’art moderne suisse de la première moitié du XXème siècle: Hodler, Giacometti, Amiet, Vallotton… C’était avant de découvrir Hans Emmenegger, objet de l’actuelle rétrospective lausannoise, dans le sillage de la grande exposition organisée en 2014 par le Kunstmuseum de Lucerne: un peintre lucernois, philatéliste à ses heures, né en 1866 à Emmen et mort en 1940 dans la même petite ville des environs du lac des Quatre- Cantons. Hormis au musée de Lucerne qui possède un nombre important de ses œuvres et dans quelques collections privées suisses (et non moins prestigieuses telles que les collections de la banque Pictet ou de Manuela et Iwan Wirth), le peintre était pour ainsi dire absent du récit de l’histoire de l’art moderne helvétique. Aujourd’hui, ses peintures sont magistralement remises sur le devant de la scène.
À première vue, Emmenegger partage beaucoup avec ses contemporains, artistes et pour la plupart amis: comme Giovanni Giacometti ou Cuno Amiet, il a vécu et étudié à Paris (à l’Académie Julian); comme nombre d’entre eux et particulièrement Ferdinand Hodler, il s’est frotté au symbolisme avant d’embrasser le domaine de la représentation de la nature, marque de fabrique par excellence de l’art moderne suisse.
Ses premières œuvres révèlent la fascination du jeune peintre suisse pour la peinture fantastique et son attrait pour la mythologie: ces deux tendances issues du mouvement symboliste sont dans l’air du temps lorsque sa vocation d’artiste se peaufine. C’est surtout d’Arnold Böcklin (1827-1901), grand peintre bâlois et auteur du célèbre tableau symboliste L’île aux morts, que se lit l’influence la plus prégnante dans ses premières créations. Son tableau Solitude (image 5) qu’il peint sur les bords du lac de Garde reprend un motif directement tiré d’une œuvre de son aîné suisse, qui « était comme un dieu pour [lui] ». Il en a retenu la leçon des contours nets et de la touche lisse, les coloris francs et surtout l’ambiance empreinte de mystère. À ceci près qu’Emmenegger vide dans le même temps le tableau de toute présence humaine et de toute narration, laissant entrevoir un authentique attrait pour la représentation du paysage.
1903 sonne la rupture. Le pas est franchi vers le « retour à la nature » comme Emmenegger le proclame dans son Journal. Plus question pour lui de poursuivre la voie de compositions imaginaires ou recomposées: paysages et natures mortes occuperont désormais le reste de sa production artistique. La même année, il annote dans son Journal: « Je sais déjà que je ne serai jamais ni un photographe, ni un banal réaliste.»Les preuves de son intérêt pour la photographie sont pourtant bien légion, les nombreux clichés retrouvés dans ses archives en témoignent. Paysages, arbres, personnes, reflets, miroitements dans l’eau, champs de courses: avec son appareil photo qui l’accompagne dans tous ses voyages et dans ses explorations de la nature suisse, il expérimente techniques de prise de vue, cadrages et compositions. Néanmoins, si la technique photographique l’aide à décrypter la réalité et même à saisir le mouvement des êtres vivants et des choses, jamais il ne cherche à représenter avec exactitude et réalisme le monde qui l’environne.
Ainsi en est-il des montagnes: il en peint en nombre, lui l’alpiniste et le skieur chevronné, surtout des sommets de la Suisse centrale. Pourtant, il délaisse la tradition du paysage panoramique et alpestre teinté de romantisme qui fit la gloire de l’école suisse à la fin du XIXème siècle avec des artistes comme Alexandre Calame ou François Diday. Prenons sa toile Derniers rayons du soleil sur le Sustenspitz (image 3): s’y superposent la forme massive d’un sommet aux roches rougies par les derniers feux du soleil, l’ombre portée du pic voisin et le bleu uniforme du ciel. Avec cet acte pictural osé, Emmenegger ne quitte pas le champ figuratif, et pourtant il s’en éloigne, touchant du doigt l’abstraction. En cela, il est à rapprocher de Ferdinand Hodler mais aussi de Cuno Amiet ou Giovanni Giacometti, inventeurs du paysage suisse moderne.
Son œuvre se démarque néanmoins de celles de ces grands peintres: avec lui, non seulement le cadrage de la composition est encore plus serré, mais le processus de déformation ou d’éclatement de la forme est encore plus avancé, rendant le plus souvent le lieu ou l’objet représenté non identifiable. Il se plaît à peindre les éléments naturels – nuages, cieux, collines comme celle du Hochwacht (image 6). Le motif du lac et de l’eau qu’elle soit stagnante ou mouvante parait tout particulièrement l’intéresser comme dans son tableau Réflexion sur l’eau ou Petit bateau à vapeur se reflétant sur l’eau (image 2), avec ce jeu stylisé des vaguelettes dans l’eau qui déforment le reflet du bateau. Emmenegger aime aussi à représenter la neige, observant les ombres portées par un arbre hors-champ sur une surface enneigée ou se faisant témoin du phénomène lent et immuable de la fonte des neiges (image 4). Dans ces peintures sensibles, presque monochromes, la touche se fait impressionniste, presque pointilliste, pour traduire la finesse de la texture neigeuse.
Avec ses représentations d’intérieurs de forêts, le peintre semble enfin avoir atteint le sommet de ses expérimentations picturales. Emmenegger produit jusqu’à une vingtaine d’œuvres sur le sujet entre 1920 et 1930. À les regarder, le temps paraît se suspendre, le silence se fait assourdissant, l’immobilité prend le pas sur le mouvement (image 1). Ces forêts, dont on ne voit qu’un alignement de troncs coupés à mi-hauteur, respirent-elles le vide ou la vie? Les sols ne sont-ils pas étonnamment uniformes et comme nettoyés, les troncs des puissants arbres lisses et sans aspérités? Le halo de lumière ne projette-t-il pas un faisceau étrange comme sur une scène de théâtre? Le fond de la toile, ce sous-bois, n’est qu’un trou noir, une zone sombre sans échappatoire qui laisse libre cours à l’imagination. Jouant avec le fantastique, mêlant naturalisme et abstraction: l’art singulier d’Hans Emmenegger réussit le tour de force de réunir en une seule œuvre un concentré d’expressions artistiques et peut-être même de métaphysique.
Ingrid Dubach-Lemainque
