Cet automne, le musée d’Orsay consacre une exposition à une facette moins connue de l’activité de Paul Signac (1863-1935), fondateur aux côtés de Georges Seurat, du divisionnisme : celle du collectionneur. Une collection exceptionnelle qui fut l’œuvre d’une vie et où Signac rassembla avec passion les œuvres de ses amis, de ses maîtres et de ses émules.
Paul Signac fut (presque) collectionneur avant d’être peintre : en 1880, âgé de seize ans, le jeune lycéen parisien passe devant la vitrine d’un marchand de couleurs et reconnaît des paysages d’un artiste de cette nébuleuse avant-gardiste qu’on appelle les « impressionnistes », un certain Alfred Sisley. Il exhorte sa famille à faire l’acquisition d’un d’entre eux. En vain : dépenser 150 francs pour ce peinturlurage excentrique ? Sa mère refuse. En 1884, celui qui, entre-temps, a préféré devenir peintre autodidacte plutôt qu’architecte assiste à la vente après-décès des œuvres d’Edouard Manet et note scrupuleusement tous les résultats sur un calepin, mais il n’a pas assez d’argent pour participer aux enchères.
En 1885, après avoir reçu des fonds mis de côté par sa grand-mère et destinés à lui éviter le service militaire, il s’empresse de les employer à meilleur escient pour s’offrir un tableau d’avant-garde – une vue d’une Vallée de l’Oise de Paul Cézanne, peinte en 1880 et qu’il conserva jusqu’à sa mort. Première œuvre hautement symbolique : elle date de l’année où Signac décide de devenir peintre, c’est un paysage, le genre qu’il pratiquera toute sa vie et une toile résolument novatrice, avec ses touches franches, synthétiques, ses formes schématiques, cette profondeur sans perspective. Voilà un tableau faisant écho aux convictions d’artiste de Signac, qui venait de faire la connaissance, en 1884, d’un jeune homme aux théories picturales détonantes, Georges Seurat.
La collection rassemblée par Paul Signac au fil du temps, de 1885 à sa mort en 1935, a compté plus de deux cent cinquante œuvres. Ce n’est pas la plus importante collection d’artiste du temps – Caillebotte ou Degas possédèrent des ensembles plus prestigieux que Signac –, mais elle a ceci de particulier qu’elle est encore en partie conservée en mains privées et qu’elle a accompagné la carrière du peintre toute sa vie durant, dont elle brosse le portrait fidèle des passions et des amitiés. Organisateur d’expositions et de salons, critique et théoricien, fin connaisseur de l’histoire de la peinture moderne, Signac savait concevoir des accrochages et leur donner du sens. Sa collection, largement accessible à ses amis, reflétait sa personnalité généreuse et curieuse, ses convictions artistiques, ses admirations et même ses différends politiques.
Né à Paris dans une famille aisée en 1863, Paul Signac a rapidement pu acquérir les œuvres des artistes qui le séduisaient. S’ils sont aujourd’hui les noms les plus connus de l’histoire de l’art de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, ils n’étaient à l’époque pas les plus chers, loin s’en faut. S’il vivait dans l’aisance, Signac n’était pas assez riche pour se permettre des folies et il faisait attention à ses achats. Ainsi de Manet, pour qui il avait une admiration sans bornes (il avait appelé son premier bateau Manet-Zola-Wagner), il n’a jamais eu qu’un dessin, les toiles de l’artiste étant déjà trop chères pour lui.
Qui collectionnait Signac ? Au premier chef ses amis divisionnistes, ses compagnons de route – Seurat, Cross et Luce principalement. De Seurat, son alter-ego qui l’initia à la nouvelle technique pointilliste, disparu prématurément en 1891, Signac a possédé au fil du temps pas moins de soixante-dix-huit œuvres, un ensemble exceptionnel. De nombreux dessins – dont son portrait au crayon Conté – mais aussi des toiles, dont la plus célèbre, Cirque de 1891, est encore aujourd’hui l’orgueil du musée d’Orsay. C’est grâce à l’action de Signac que le tableau appartient aux collections françaises, alors que la plupart des œuvres majeures de Seurat se trouvent à l’étranger. Pourtant, Signac dut se séparer du tableau après la première guerre mondiale, qui avait durement éprouvé ses finances autant que son moral d’artiste pacifiste. Mais il le fit à la condition expresse que l’acheteur, un américain, s’engage à céder le tableau au musée du Louvre à sa mort. Même après que le tableau fut légué à la France en 1927, Signac se préoccupa de son sort : en 1933, il écrivait encore au directeur des musées nationaux pour qu’il soit transféré du musée du Luxembourg à celui du Louvre.
Mais c’est la découverte des impressionnistes qui a décidé de la vocation de Signac, qui peignit dans leur style jusqu’en 1886, et les œuvres de ses glorieux ainés, Monet, Renoir, Cézanne, Pissarro ou Guillaumin, se retrouvaient en nombre sur les cimaises de ses deux appartements parisiens, notamment grâce à des échanges, avec les artistes ou des marchands, notamment Bernheim Jeune, son galeriste. De Pissarro, impressionniste converti au pointillisme dans la deuxième partie des années 1880, il a possédé très tôt Le troupeau de moutons, Eragny-sur-Epte, belle toile divisée peinte en 1888. Il achète au cours du temps deux autres toiles de lui ainsi que plusieurs dessins et aquarelles. De Renoir, avec qui les relations ont été moins amicales bien qu’il trouvât sa peinture admirable, il a possédé trois œuvres dont une tête de femme qu’il décrit comme « un rien (…), un rose, un bleu, un jaune, mais c’est tout Renoir et son charme » et qui fut échangé à Ambroise Vollard avec deux Jongkind et un Seurat contre une nature morte de Cézanne.
Beaucoup de toiles importantes ont été achetées dans la dernière partie de sa vie – c’est le cas des Boudin et des Jongkind, notamment, précurseurs de l’impressionnisme. C’est seulement en 1932, que Signac fait l’acquisition de son premier Monet, Pommier en fleur au bord de l’eau, toile peinte en 1880 et alors exposée dans les locaux de La Vie moderne. La perspective est complètement bouchée par le feuillage touffu de l’arbre, il n’y a ni profondeur, ni point de fuite, la matière est particulièrement dense, le motif recouvre toute la surface de la toile. C’est une œuvre d’une grande puissance plastique mais assez atypique pour le Monet des années 1870-1880 qui plaît à Signac. Elle annonce, trente ans avant, le style quasi-abstrait du peintre de Giverny lors de ses dernières années, alors qu’il devient presque aveugle. Pour Signac, cette toile est un écho à ses propres convictions artistiques novatrices et à son style, lui aussi puissamment décoratif – le motif tapissant des feuilles du pommier renvoyant au foisonnement des petits points du divisionnisme. C’est également, en 1932, un souvenir de sa jeunesse, puisque ce tableau de 1880 lui rappelle sa décision de s’engager dans la carrière artistique : « Qu’est-ce qui m’a poussé à faire de la peinture ? – C’est Monet ou plutôt la vue de quelques reproductions de tableaux dans La Vie moderne », écrivait l’artiste en 1935.
La collection de Signac a également bénéficié de dons. Le plus important est celui d’une nature morte représentant Deux harengs par Vincent Van Gogh, après une visite que Signac fit au peintre hollandais en 1888, à Arles, où il était interné. Van Gogh relate la visite à son frère Théo quelques jours plus tard : « Je lui ai donné en souvenir une nature morte qui avait exaspéré les bons gendarmes de la ville d’Arles, parce que cela représentait deux harengs fumés, qu’on nomme gendarmes comme tu sais ».
Il arrive également à Signac de vendre certaines œuvres, même d’artistes qu’il admire et qui sont des amis. C’est le cas de Cirque de Seurat après la guerre mais aussi d’un magnifique pastel d’Edgar Degas, l’un des peintres qu’il apprécie le plus, intitulé Avant le rideau. Signac s’en sépare en 1898 pour des raisons qui ne sont pas économiques mais idéologiques. La France est alors écartelée par l’Affaire Dreyfus et Degas n’hésite pas à afficher publiquement son antisémitisme. Signac, engagé du côté de Zola et des dreyfusards, est révolté par l’attitude de Degas et préfère se défaire de l’œuvre qu’il a de lui. Ce différend ne l’empêchera pas de continuer à admirer le travail du peintre des danseuses et après la mort de Degas, en 1917, il fera l’acquisition de plusieurs dessins et d’un pastel de sa main.
Mais la collection Signac ce ne sont pas que les deux mouvements auxquels il a adhéré, l’impressionnisme et le néo-impressionnisme. On trouve, sur ses murs, également des artistes plus inattendus, comme le symboliste Odilon Redon, le romantique Octave Tassaert, les nabis Félix Vallotton et Pierre Bonnard. On a dit le tempérament chaleureux de Signac : à partir des années 1900, il s’intéresse vivement à la nouvelle peinture et, en tant que chef du Salon des Indépendants, il soutient avec entrain certaines jeunes pousses. S’il ignore le cubisme naissant, le travail de Pierre Bonnard, qu’il ne comprenait pas dans les années 1890, l’émeut au plus haut point et il suit l’évolution du peintre avec enthousiasme à partir de 1909. Lors des expositions de Bonnard, il écrit personnellement à l’artiste pour le féliciter et acquiert plusieurs de ses œuvres ; il publie également des articles sur son art.
À la même époque, Signac s’intéresse aussi à un mouvement qui semble être le descendant du pointillisme : le fauvisme naissant. En 1904, il invite Matisse, qui était un de ses admirateurs, à passer l’été chez lui à Saint-Tropez, et fait l’acquisition de son Luxe, calme et volupté, qu’il accroche dans la salle à manger de sa villa, La Hune, aux côtés de tableaux de Valtat et Cross. Cet accrochage militant confrontant deux jeunes peintres à Cross montre la filiation directe entre fauvisme et pointillisme – dont Matisse se départira cependant bientôt, au regret de Signac, pour se donner aux aplats de couleurs pures. L’évolution des fauves loin de la division des tons ne le détourne cependant pas d’eux : magnanime, en 1907 et 1908, Signac achète chez Bernheim Jeune deux magnifiques Van Dongen, dont l’explosion fauve qu’est Modjesko Soprano Singer.
Si bien des œuvres de sa collection furent dispersées après sa mort au gré de ventes et de dons, la collection de Signac a alimenté les salles d’Orsay et du musée de l’Annonciade à Saint-Tropez, grâce à la générosité de Ginette, sa fille, puis de Françoise Cachin, sa petite-fille (et première directrice du musée d’Orsay). Grâce à elles, l’œil de Paul Signac vit encore sur ces cimaises, composant à Orsay la plus belle galerie de peinture pointilliste qui soit en Europe. Cette exposition n’est donc pas seulement un hommage que le musée parisien rend à l’un de ses meilleurs artistes mais aussi, par delà les générations, à l’un de ses plus grands bienfaiteurs.
Tancrède Hertzog