Dante n’a pas 700 ans

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On célèbre cette année les 700 ans de la mort de Dante. La Fondation Bodmer célèbre l’un des piliers de sa collection par un ouvrage et une exposition qui feront date.   La Divine Comédie raconte la traversée du Mal, la purification de l’âme et l’ascension irrésistible vers la Lumière qui ne passe pas. Un voyage en trois temps, qui est d’abord celui des vivants, bien plus que celui des morts, dont nous ne savons rien. C’est d’ailleurs un homme bien vivant, Dante Aliguieri, qui le met en scène à l’intention des vivants qui viendront après lui. Dante, évoquent les aspirations humaines les plus profondes, les tourments les plus implacables, le nœud des vices et des vertus, et, plus essentiel encore, le sens profond d’une existence qui semble en être privé : la victoire sur le Néant. Cette œuvre maîtresse, conçue au seuil du XIVème siècle, est comme fichée au point-pivot de notre histoire : entre l’Antiquité qu’elle convoque tout entière, le Moyen-Âge dont elle orchestre les concepts et les symboles, et l’avenir, à qui elle adresse ce qui se veut un troublant témoignage. L’avenir immédiat de Dante, d’abord : cette revivification de l’Antiquité, dans la langue italienne (celle, bien vivante alors, du peuple et des puissants), est le premier acte de la Renaissance européenne qui s’annonce. Mais cette œuvre survivra à la Renaissance et continuera à hanter l’esprit des artistes jusqu’au cœur du XXème siècle. Son actualité, toujours renouvelée, tient peut-être à cette manière si personnelle de tracer les contours d’une fresque...

On célèbre cette année les 700 ans de la mort de Dante. La Fondation Bodmer célèbre l’un des piliers de sa collection par un ouvrage et une exposition qui feront date.

 

La Divine Comédie raconte la traversée du Mal, la purification de l’âme et l’ascension irrésistible vers la Lumière qui ne passe pas. Un voyage en trois temps, qui est d’abord celui des vivants, bien plus que celui des morts, dont nous ne savons rien. C’est d’ailleurs un homme bien vivant, Dante Aliguieri, qui le met en scène à l’intention des vivants qui viendront après lui. Dante, évoquent les aspirations humaines les plus profondes, les tourments les plus implacables, le nœud des vices et des vertus, et, plus essentiel encore, le sens profond d’une existence qui semble en être privé : la victoire sur le Néant.

Cette œuvre maîtresse, conçue au seuil du XIVème siècle, est comme fichée au point-pivot de notre histoire : entre l’Antiquité qu’elle convoque tout entière, le Moyen-Âge dont elle orchestre les concepts et les symboles, et l’avenir, à qui elle adresse ce qui se veut un troublant témoignage. L’avenir immédiat de Dante, d’abord : cette revivification de l’Antiquité, dans la langue italienne (celle, bien vivante alors, du peuple et des puissants), est le premier acte de la Renaissance européenne qui s’annonce. Mais cette œuvre survivra à la Renaissance et continuera à hanter l’esprit des artistes jusqu’au cœur du XXème siècle. Son actualité, toujours renouvelée, tient peut-être à cette manière si personnelle de tracer les contours d’une fresque universelle. Dante n’a pas 700 ans. Sa tombe, ouverte sur les vivants au coin d’une rue passante de Ravenne, est toujours fleurie.

Comment rendre justice à une œuvre d’une telle envergure ?  Dante constitue l’un des cinq « piliers » de la collection rassemblée par Martin Bodmer et enrichie par ses successeurs. Et dans les faits, le fond Bodmer constitue aujourd’hui l’un des plus importants au monde. Le risque est grand de se perdre dans l’érudition en tentant de le mettre en valeur, ou au contraire, de verser dans l’iconoclasme en cherchant à l’actualiser.

Michael Jakob, Paola Allegretti, aidés par Jacques Berchtold et Nicolas Ducimetière  (Fondation Martin Bodmer), nous proposent de rendre justice à ce qui fait la particularité de cette œuvre en la situant dans la temporalité élargie qui est la sienne. On admirera les pièces historique mises en scène dans l’exposition, dans un face à face toujours fécond avec les objets. Mais on consultera aussi chez soi le remarquable catalogue qui constitue la matrice de l’exposition. Dans un format réduit et dans une mise en page créative, qui fait la part belle aux illustrations figurées, les quatre auteurs proposent un triple ancrage : les sources de Dante, sa « fortune », c’est-à-dire son rayonnement à travers les siècles, et les éditions qui ont été autant de moyen de le diffuser et de le réactualiser sans cesse.

La « Fortune » de Dante ouvre l’ensemble : 33 objets et autant de textes brefs et clairs nous montrent à quel point la Divine Comédie et la Vita nuova ont irrigué la culture européenne pendant sept siècles, d’une manière souvent inattendue. Voltaire, Thomas Mann, Borges, Rimbaud, mais aussi Stephan Zweig, Samuel Beckett, ou Primo Lévy : tous se sont réapproprié les images et les mots du maître. La part belle a été faite à la modernité. Les langues se croisent, les univers et les contextes se succèdent, des Lumières à la Shoah, en un kaléidoscope qui semble vouloir nous dire que cette œuvre est de tout temps. Elle n’est jamais restée prisonnière de son époque, pas plus que du contexte religieux qui l’a vu naître. L’ « Enfer » d’Auschwitz, vu par Primo Lévy, ou celui de la perte de soi, sublime et terrifiante, d’Arthur Rimbaud : Dante s’adresse bien aux vivants. C’est notre monde il décrit.

La seconde partie est consacrée aux sources directes de Dante. D’Homère à Thomas d’Aquin, de Virgile à Bernard de Clairvaux. 33 manuscrits représentent la Bibliothèque de Dante, celle qu’il aurait pu consulter à Florence ou en exil, dans les collections des moines ou dans celle des puissants. Le saut temporel et culturel est grand par rapport à la partie précédente. Quel rapport entre Le cimetière marin de Paul Valéry (1920) et le Commentaire du songe de Scipion de Scipion de Macrobe (IVème siècle) ? Entre les deux, 14 siècles, et au mitan, Dante bien sûr, lecteur assidu de Macrobe, et source d’inspiration de Paul Valéry. Dante, point-foyer de notre culture.

Et qu’en est-il de Dante lui-même et de son œuvre ? L’œuvre apparaît au travers de ses « éditions », et à travers elle seulement. Un parti pris pertinent. Entre les sources et la « fortune », il y a l’objet-livre, qui porte au loin le chant, et dont on se gardera bien de vouloir analyser le contenu. On s’y perdrait. Mais il est fascinant de voir comment cette œuvre s’est enracinée dans les temps qui n’étaient pas les siens. Envers et contre tout. Et il y a l’homme, dont la figure, obsédante, a fait l’objets de nombreux portraits imaginaires. Cinq d’entre eux sont présentés ici, dont ceux de Botticelli, Füssli, Gustave Doré et Anton Koch. Le visage du maître est toujours réinventé, car il faut donner à cette œuvre un visage. Le nom de Dante apparaît en revanche de son vivant dans un étonnant document daté de 1320. C’est un acte notarié rendant compte d’un procès en sorcellerie. Mateo Visconti, fondateur de la célèbre dynastie milanaise, excommunié par le Pape, est accusé d’avoir œuvré pour obtenir la mort du Saint-Père à distance, par un sortilège mêlant la nécromancie et l’astrologie. Il a voulu s’adjoindre les services de Dante lui-même. Visconti y renonça finalement, et Dante fut préservé des foudres de l’Inquisition par la mort qui l’emporta l’année suivante. Ce parchemin de trois mètres de long témoigne de la puissance de cette œuvre et du magnétisme que Dante exerça de son vivant sur les hommes de son temps : il passait, par la magie de son verbe, pour l’initié par excellence, pour le maître des Mystères, pour le seul homme vivant capable de se concilier les Morts, parce qu’il en avait traversé le Royaume. Sept siècles plus tard, la fascination est intacte.

Frédéric Möri

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