Le musée Jacquemart-André à Paris explore le rapport du peintre Akseli Gallen-Kallela (1865-1931) à la nature et au paysage finlandais.
En 1905, Akseli Gallen (il ne prendra le nom de Gallen-Kallela qu’en 1907) peint le lac Keitele, situé dans une région reculée de la Finlande centrale. La seule trace de la présence humaine de ce tableau est le motif en zigzag à la surface de l’eau. Bien qu’il s’agisse d’un phénomène naturel causé par l’interaction du vent avec les courants du lac, l’artiste nommait ce motif « le sillage de Väinämöinen », la trace laissée par Väinämöinen, le héros du Kalevala, un poème épique. Gallen avait découvert ce recueil d’anciens récits oraux finnois pendant son enfance passée dans la campagne finlandaise, parmi les métayers, les paysans et leurs familles. Ces légendes, comme les paysages de son pays natal, l’habitent déjà lorsqu’il décide, au printemps 1881, de quitter le lycée afin de se concentrer sur ses études artistiques. Après un premier apprentissage à l’Académie des beaux-arts d’Helsinki, Gallen part pour Paris où il séjournera trois fois entre 1884 et 1889. Aux cours de William Bouguereau et de Tony Robert-Fleury à l’Académie Julian, le jeune artiste préfère ceux de Fernand Cormon dont les scènes historiques lui serviront sans doute de modèle dans sa quête des racines immémoriales de l’identité finlandaise. S’il peint à cette époque quelques portraits – parmi lesquels l’Autoportrait au chevalet où il se représente défiant du regard le spectateur –, quelques scènes de boulevards et de cafés à la manière du naturalisme français, Gallen ne prend véritablement racine dans le milieu artistique parisien. Il ne s’intéresse pas non plus à la campagne française, ni à sa culture, et c’est toujours à sa Finlande natale qu’il revient, à ses épaisses forêts et à ses chapelets de lacs, à ses paysans comme à ses légendes qu’il peint inlassablement.
Puiser ses ressources artistiques dans les paysages et les récits finlandais constitue pour lui un acte tout autant politique que plastique, contemporain de l’affirmation de l’identité de la Finlande, alors grand-duché de l’Empire Russe. L’emprunt au Kalevala s’inscrit dans la résurgence de mythes perçus comme nationaux, d’Ossian aux Nibelungen et à la légende arthurienne. Ainsi, en 1890, Gallen parcourt la Carélie sur les traces de l’ethnologue Elias Lönnrot qui y a recueilli, entre 1835 et 1849, ces récits populaires ancestraux. L’artiste retrouve dans ces lieux la mémoire des héros mythiques puis, très vite, c’est l’ensemble de la nature finlandaise qu’il considère habitée par une présence invisible et sacrée. Il peint alors une nature sauvage et puissante, insoumise et vigoureuse, devenant le symbole de l’indépendance d’une nation en devenir. Gallen est entraîné par la pensée symboliste qui s’empare de l’Europe dans les années 1890. L’étude des premières illustrations scientifiques du ciel tout comme la lecture des ouvrages de Camille Flammarion, à propos de la vie sur d’autres planètes, la réunion des âmes après la mort ou la réincarnation, l’inspire pour ses œuvres, parmi lesquelles Ad Astra, peinte en 1894, et dont il réalise une réplique en 1907. La peinture de cette jeune femme, ses paumes ouvertes portant les stigmates du Christ, ses cheveux alignés dans l’espace tels les rayons du soleil, est l’œuvre symboliste par excellence, fusion d’éléments chrétiens et de concepts théosophiques caractéristiques de l’occultisme de l’époque.
Après avoir parcouru la Carélie et la Laponie, c’est finalement au bord du lac de Ruovesi, à deux cents kilomètres au nord d’Helsinki, au bout d’une petite presqu’île étroite qui s’ouvre aux quatre vents, que Gallen décide, en septembre 1894, de s’installer et de concrétiser son désir de maison-atelier plongée dans la nature. Baptisée Kalela, conçue et décorée par l’artiste, elle dépasse le simple projet d’habitation et de lieu de travail pour relever de l’œuvre d’art totale. La structure en rondins de bois équarri de l’édifice devient un motif de prédilection pour l’artiste. Gallen ancre son œuvre dans la nature sauvage, les paysages boisés et les vastes étendues lacustres de la Finlande intérieure. Il les saisit au fil des années et des saisons, capte les reflets aussi bien que les bruissements et leur silence. Les figures ont disparu de ces paysages immaculés, où même la présence animale se limite à quelques empreintes. Interprétées dans le contexte du symbolisme européen, ces œuvres mettent l’accent sur l’attraction de l’homme pour une nature originelle inaltérée avec laquelle il souhaiterait entrer en symbiose afin de rétablir une harmonie mise à mal par la civilisation moderne.
Si Gallen se frotte à ce monde moderne, à Paris de 1908 à 1910, à Berlin en 1911, ou encore à Chicago et New York en 1924-1925, s’il s’aventure à peindre l’exotisme du Kenya en 1910, du Nouveau Mexique en 1925, c’est toujours vers les paysages du cœur de la Finlande qu’il retourne, tel celui du lac Keitele. Dans son tableau, le peintre synthétise le motif qui devient presque plat, composé de larges bandes diagonales bleu-gris qui traversent sa surface, tout en représentant de manière plus réaliste les vagues et les ondulations chatoyantes au premier plan, rendues dans une palette presque monochrome faite de gris argentés et de bleus froids. Il affirme un style, délibérément archaïque, tout autant influencé par l’abstraction décorative et le primitivisme de Paul Gauguin que par l’art folklorique, le vitrail et les motifs textiles finlandais. En plaçant notre regard directement au-dessus de l’eau, Gallen rend sensible cet effet à la fois d’âpre vastitude que nous associons tant aux paysages du Nord, et ce malgré la taille relativement petite de la toile, mais aussi de solitude méditative, vision de l’artiste d’une nature sauvage intacte, porteuse d’une signification tout à la fois symbolique et émotionnelle.
Camille Lévêque-Claudet