Confier le commissariat d’une exposition à Jean-Hubert Martin est un exercice audacieux et stimulant. Invité à poser un regard neuf sur les collections du Musée d’Art et d’Histoire de Genève, l’historien de l’art bouscule avec gourmandise les hiérarchies traditionnelles entre les disciplines et les œuvres. Et c’est réjouissant !
Le ton est immédiatement donné par ce titre un brin provocateur : « Pas besoin d’un dessin ». Comme si le visiteur était invité d’emblée à se délester de tout encombrant bagage culturel pour s’aventurer et se perdre dans cette exposition aux allures de vagabondage esthétique. Butiner d’une œuvre à l’autre, s’inventer son propre parcours en faisant fi des catégories traditionnelles imposées par les diktats des conservateurs de musée et des historiens de l’art ; s’autoriser des pas de côté, des ellipses, des retours en arrière ; bref, appréhender une exposition comme une expérience intime et sensorielle…
En donnant carte blanche à Jean-Hubert Martin pour chahuter son musée, le directeur du MAH Marc-Olivier Walher n’ignorait pas que l’exercice promettait d’être poétique et fécond. S’appuyant sur la richesse vertigineuse des réserves, l’audacieux commissaire a en effet signé une exposition aux allures de manifeste. Introduire du désordre pour éveiller la curiosité et la sensibilité du visiteur, bannir les hiérarchies et décloisonner les disciplines pour faire dialoguer en toute liberté les œuvres entre elles, oublier les accrochages de type décoratif pour poser un regard décomplexé et libre sur les collections, tel est en effet le credo de celui qui, depuis des décennies, a bousculé les frilosités muséales européennes.
« On a le droit de s’amuser dans les musées, et les artistes ont, en tout temps, su travailler dans les registres du tragique et du comique », plaide ainsi Jean-Hubert Martin qui a dessiné un parcours éminemment théâtral, ponctué de séquences narratives. On devine ainsi la jubilation du commissaire derrière ces titres que n’auraient pas reniés les poètes surréalistes : « Microcosme », « De la croix au globe », « De la naissance de Vénus à la cascade », « Du drapeau à la couverture », « De la bacchanale au bistrot », « Du sein à la maternité », « Du cheveu à la barbe », « De l’ambigu à l’énigme », « De l’arnaque à la décapitation », « Lilliput et les géants » …
Mais loin d’être fortuite, chaque section agit comme un révélateur au sens chimique du terme, provoquant chez le public des émotions et des associations d’idées échappant aux discours académiques ou savants.
«Cette exposition est une tentative de déplacer le curseur du côté de la sensibilité », résume ainsi Jean-Hubert Martin, dont le cheminement personnel a sans doute été été nourri en profondeur par sa fréquentation assidue des artistes et des collectionneurs. Aux antipodes des monographies classiques, le parcours s’est donc dessiné selon des critères d’analogies visuelles et des affinités symboliques, fatalement teintées de subjectivité. « Au lieu de partir d’une école, d’un groupe, d’un mouvement ou d’une époque comme le font la plupart du temps les conservateurs, j’ai fait le chemin inverse et me suis appuyé sur l’extraordinaire richesse des collections et des réserves pour en extraire quelques point forts et spécifiques. Parmi les particularités, s’est ainsi imposée l’idée du microcosme, toute entière incarnée par la tradition horlogère genevoise. Ont surgi également d’autres thèmes obsessionnels, tel celui de la décapitation, illustré par les tableaux qui mettent en scène Judith et Holopherne, Salomé et Saint Jean-Baptiste, David et Goliath, ou bien encore celui de l’amour, qui va du coup de foudre à l’accouplement, en passant par la guerre des sexes », poursuit ainsi Jean-Hubert Martin.
On l’aura compris… Nullement chronologique, encore moins pédagogique, cet accrochage entend rétablir la relation première entre l’œuvre d’art et le spectateur. « Pas besoin d’un dessin » résonne alors comme un pied de nez lancé à tous les discours pontifiants, revivifie la fraîcheur du regard, déleste le visiteur de tout filtre et de tout écran.
Il faut alors accepter d’emprunter les chemins de traverse de cette exposition aux allures d’installation. On y découvre, pêle-mêle, une céramique égyptienne du IVe millénaire avant notre ère s’acoquinant avec une lyre-guitare de facture européenne de la première moitié du XIXe siècle. On y rencontre Le Penseur de Rodin tissant un dialogue secret avec L’Ouvrier philosophe de Ferdinand Hodler. On y devine la fureur dionysiaque s’emparant de Félix Vallotton lorsqu’il dépeint son Orphée dépecée par les Ménades (1914). Ailleurs, c’est une déclinaison de formes idéales qui happe le visiteur, séduit instantanément par leur modernité, aux frontières de l’abstraction, tel ce cercle représentant l’idée de plénitude, ou cette croix résumant à elle seule le christianisme. C’est cette même radicalité que l’on retrouve dans cette autre section démontrant avec pertinence l’omniprésence des motifs géométriques dans l’histoire des arts, bien avant le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch (1918).
Mais que l’on se rassure ! Le regard de Jean-Hubert Martin aime aussi manier l’humour, explore sans retenue aucune les sentiers du caustique et de l’irrévérencieux. Aux antipodes des figures idéalisées de saints et de martyres, « De la bacchanale au bistrot » se veut une ode à toutes les scènes de beuverie et de franches ripailles dont regorge toute la peinture occidentale ! Un peu plus loin, ce sont les débordements de la chair, laiteuse à souhait, que l’on célèbre sur fond de fêtes villageoises ou de scènes de tripots et de bordels frisant la scatologie. La représentation du sein oscille, quant à elle, entre profane et sacré : maternelle lorsqu’elle renvoie à la figure de la Vierge allaitant l’enfant Jésus, érotique dans l’ambiance libertine du XVIIIe siècle. Les variations capillaires et pileuses sont, elles aussi, hautement symboliques, voire fétichistes ! Enfermée dans un pendentif, une simple mèche de cheveu renvoie à l’être disparu dont on souhaite conserver une infime parcelle. Marqueur social ou symbole de virilité, la barbe est l’apanage des dieux de l’Antiquité, mais aussi des monstres exhibés jusqu’aussi siècle dernier dans les fêtes foraines !
On reconnaît plus loin la signature de Jean-Hubert Martin et son inclination pour les images doubles, les trompe-l’œil et autres anamorphoses qui invitent le public à une véritable gymnastique du regard. Fort séduisante, la section « Morphologie » regroupe quant à elle une cinquantaine de récipients en tous genres (vases, brocs, coupes, calices, urnes, amphores…), attestant que l’invention du design censé réconcilier l’utile et le beau ne remonte pas au XXe siècle !
Enfin, l’exposition se termine crescendo par cette installation longue de 30 mètres rassemblant 150 objets venus de tous horizons et disposés selon leurs nuances chromatiques. « Un véritable feu d’artifice », résume avec délectation Jean-Hubert Martin, qui n’omet pas de citer Anne Baezner, la collaboratrice scientifique de cette féerique palette, dont on ne peut que regretter le caractère éphémère…
Bérénice Geoffroy-Schneiter
Nota Bene : « Pas besoin d’un dessin », jusqu’au 19 juin 2022, Musée d’Art et d’Histoire de Genève, 2 rue Charles Galland, tel + 41 (0) 22 418 26 00.