Monet et Rothko à Giverny : révélatrices oppositions

Claude Monet (1840-1926) Saule pleureur 1
Pour sa réouverture, le musée des impressionnismes, à Giverny, montre pour la première fois le père de l’impressionnisme aux côtés du grand abstrait américain : à travers six toiles de Rothko et sept tableaux tardifs du peintre des Nymphéas, voici une pérégrination quasi-spirituelle parmi les oeuvres de deux artistes apparemment si éloignés mais qui finissent par se révéler l’un l’autre. Comparaison n’est pas raison, ainsi va l’adage. Les expositions qui confrontent deux artistes font florès depuis dix ans, surtout quand les deux noms résonnent haut au palmarès de l’histoire de l’art. C’est la promesse d’une double audience et, partant, d’un double succès : banco. Mais ce genre d’exercice est une discipline hasardeuse, les comparaisons forcées ou qui n’apportent rien - les deux oeuvres se contemplent, se laissent admirer mais ne se complètent pas ou ne s’affrontent pas -, sont légion. Et le spectateur ressort souvent de là en se demandant : mais pourquoi ? Qu’en est-il, alors, quand on accroche côte à côte les toiles rutilantes de Monet, le pape de l’impressionnisme, et les profondes pensées de Rothko, l’apôtre du colorfield painting abstrait ? Comme dans un match de foot, où la partie se joue toujours au domicile de l’une des deux équipes, l’exposition ne se déroule pas en terrain neutre. Nous sommes ici dans la patrie de Monet, à Giverny, au musée des impressionnismes, sis à quelques encablures de la maison du vieux maître et de sa mare aux nymphéas avec son pont japonais. Tout semble donc indiquer l’hommage...

Pour sa réouverture, le musée des impressionnismes, à Giverny, montre pour la première fois le père de l’impressionnisme aux côtés du grand abstrait américain : à travers six toiles de Rothko et sept tableaux tardifs du peintre des Nymphéas, voici une pérégrination quasi-spirituelle parmi les oeuvres de deux artistes apparemment si éloignés mais qui finissent par se révéler l’un l’autre.

Comparaison n’est pas raison, ainsi va l’adage. Les expositions qui confrontent deux artistes font florès depuis dix ans, surtout quand les deux noms résonnent haut au palmarès de l’histoire de l’art. C’est la promesse d’une double audience et, partant, d’un double succès : banco. Mais ce genre d’exercice est une discipline hasardeuse, les comparaisons forcées ou qui n’apportent rien – les deux oeuvres se contemplent, se laissent admirer mais ne se complètent pas ou ne s’affrontent pas -, sont légion. Et le spectateur ressort souvent de là en se demandant : mais pourquoi ?

Qu’en est-il, alors, quand on accroche côte à côte les toiles rutilantes de Monet, le pape de l’impressionnisme, et les profondes pensées de Rothko, l’apôtre du colorfield painting abstrait ?

Comme dans un match de foot, où la partie se joue toujours au domicile de l’une des deux équipes, l’exposition ne se déroule pas en terrain neutre. Nous sommes ici dans la patrie de Monet, à Giverny, au musée des impressionnismes, sis à quelques encablures de la maison du vieux maître et de sa mare aux nymphéas avec son pont japonais. Tout semble donc indiquer l’hommage à Monet par l’un de ses émules, de soixante ans plus jeune que lui, Mark Rothko. Pas si simple.

Rothko connaissait le travail de Monet mais la relation n’est pas plus étroite que quelques rencontres fortuites dans des musées et le texte d’un tiers. Rothko avait dû voir les oeuvres du Français au MoMa, qui avait acquis en 1955 un grand panneau de la série des Nymphéas (qui disparut dans un incendie dès 1958). En 1957, Clement Greenberg, célèbre critique de l’expressionnisme abstrait, livra un article sur le Monet tardif, faisant de lui un précurseur des artistes américains les plus modernes. Mais la rencontre entre Rothko et Monet date principalement des quatre dernières années de la vie du peintre d’origine lettonne : en 1966, il se rend en Europe et, au cours d’un séjour à Paris, il va voir les Nymphéas à l’Orangerie. On n’en sait pas plus et les tableaux présentés dans l’exposition datent surtout des années 1950, bien avant le voyage à Paris.

La confrontation n’a donc pas ses racines dans une histoire partagée ou un hommage volontaire d’un admirateur à l’une de ses étoiles. Elle doit s’envisager uniquement sous des rapports esthétiques, ceux des différences et des convergences.

Mark Rothko (1903-1970) Red and Pink on Pink – Claude Monet (1840-1926) Charing Cross Bridge. Fumées dans le brouillard

À première vue, le jeu des sept différences se révèle fort aisé, les peintres convoqués proposant des visions de l’abstrait – de la peinture pour la peinture – pour le moins opposées. Chez Monet, la touche, le geste du peintre, la matière sont partout, chez Rothko ils cherchent à se faire oublier, l’aplat domine, la réduction des tons règne.

Qui plus est – il faut le préciser -, Monet n’est pas abstrait bien qu’il ait frisé l’abstraction dans les années 1920, les dernières de sa vie (il meurt en 1926). Jamais il ne franchit le pas, jamais il ne lui vient à l’idée qu’il peint sans motif. Il va simplement au bout de la logique de l’esthétique impressionniste – une esthétique de la perception, celle subjective du peintre – et de ce que lui font voir ses yeux fatigués par la cataracte. Rothko, lui, ne peint aucun objet qui proviendrait de la réalité tangible. Son référent est purement mental et pictural.

D’ailleurs, plus que Rothko, c’est Pollock et ses lianes de peinture entrelacées par l’effet de la gravité et du hasard qui, parmi les grands abstraits américains, semble être le mieux désigné au titre de descendant du Monet tardif, celui des lianes de saules pleureurs se confondant avec la végétation aquatique de l’étang de Giverny.

À partir des années 1900, retiré dans son jardin normand (qui devient le principal sujet de ses toiles), Monet pratique une peinture qu’on pourrait d’ailleurs dire all-over : il peint des perspectives bouchées, où toute la surface du tableau est occupée par le motif, sans qu’il y ait aucune échappatoire pour le regard – pas de ciel, pas d’horizon, aucun point de fuite. Ce faisant, il remet en cause la conception classique de la peinture, fondée sur la perspective et la profondeur, basée sur la reproduction virtuelle de l’espace réel et de ses sensations spatiales. Il est, en cela, proche des abstraits, dont le premier mouvement fut de revendiquer l’autonomie du plan du tableau, ses deux dimensions, sa planéité – ce qu’on retrouve chez d’autres annonciateurs de l’abstraction, comme Maurice Denis, avec sa célèbre sentence « un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », prononcée dès 1890.

S’il s’agit de comparer deux peintres abstraits, Saule pleureur, peint entre 1920 et 1922 est peut-être la seule toile de Monet de l’exposition qui fait vraiment l’affaire – c’est-à-dire qui aboutit à la dissolution quasi-totale du motif. Étrangement, ce n’est peut-être pas celle qui fonctionne le mieux avec le tableau de Rothko avec lequel on l’a appariée, le grand Light Red over Black de 1957. Foisonnement et mouvement chez Monet, perte de repères spatiaux dans la luxuriance qui envahit tout – plus de haut, plus de bas, où s’arrête le saule, où commence l’étang ? Couleurs kaléidoscopiques, éruption en tous sens. Chez Rothko, au contraire, concentration, puissance infinie du rouge et modulation fine de sa force, noir aux bords épongés qu’il faut regarder longtemps. Deux principes inverses : explosion chez Monet, implosion chez Rothko.

Mark Rothko (1903-1970) Untitled – Claude Monet (1840-1926) Bras de Seine près de Giverny

Mais des convergences, inattendues, existent pourtant entre le travail du Monet des trente dernières années et le très intellectuel Rothko d’après 1946, c’est-à-dire le Rothko abstrait. Si leurs toiles paraissent si différentes, les déflagrations irisées de Monet et les calmes profondeurs de Rothko ne jurent pas. Mieux, leur juxtaposition ne fait jamais contre-sens. De la différence peut naître une meilleure compréhension.

Car le Monet tardif sait aussi abolir la vision dans l’harmonie tonale, ce qui devient plus intéressant face à Rothko. C’est l’enseignement des cheminées crachantes et de l’épais fog de Londres, dont Monet tire dès 1902 une toile comme Charing Cross Bridge. Fumées dans le brouillard. Comme un poème de Verlaine « Plus vague et plus soluble dans l’air / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose / Où l’Indécis au Précis se joint » tout semble se mêler dans une harmonie de gris bleus-verts pénétrés des accents jaunes et roses d’un soleil pourtant absent. Ce coloris général absorbe les formes, celles du pont, celles des trains sur le pont. Les panaches de fumées nourrissent le brouillard, le brouillard devient la fumée, le ciel nuageux est le miroir du fleuve et le fleuve est le miroir du ciel – on ne sait plus. Impression, comme le dit justement le titre. Impression en route vers l’abstraction.

La confrontation de cette toile au Red and Pink on Pink de Rothko, peint vers 1953, est éloquente. Le pont est, bien là, au milieu de l’espace. La mince bande de rose pale qui, en bas de la composition, sépare les deux principales zones de couleur plus sombres devient un pont. Ce tableau est comme une simplification, une essentialisation de celui de Monet. Un transfert : la rétine voit le Monet et elle transpose, irrésistiblement, le pont londonien, le projette sur la toile de Rothko, censée ne rien représenter mais qui, soudain, fait sens. La bande rose devient un  signifié. On assiste, chez Rothko, comme à la réduction d’un signe extérieur – ici le pont peint par Monet – à son plus petit dénominateur commun.

Même sentiment – ou phénomène – avec Untitled de 1957, dominantes vert et bleu, et Bras de Seine près de Giverny, peint assez « tôt » puisqu’il date de 1897 et qui n’a rien du Monet quasi-abstrait de la fin. Au contraire, la profondeur est bien là, même si la végétation et l’eau la brouillent quelque peu. Il y a une percée dégagée entre les arbres et une vraie ligne d’horizon qui régit la composition. Le regard glisse sur le Rothko et, d’un coup, c’est comme si de la profondeur apparaissait dans ce qui n’est pourtant qu’un empilement de couleurs, une imbrication de rectangles et de carrés, avec ce rectangle bleu oblong qui barre la toile par dessus le champ du vert.

On a, à chaque fois, l’impression – pourtant fausse – de voir Rothko choisir une, au maximum deux couleurs chez Monet et les amplifier, les faire résonner, comme une longue note prolongée qui bourdonne, tinte et, tout en diminuant, ne s’en va pas.

L’un, Monet, scrute l’étant des choses (les impressions fugitives, les multiples possibles d’une subjectivité confrontée à la nature, à la lumière, aux variations infinies du climat), l’autre, Rothko, cherche l’être – la substance ontologique – au fond de la touche et de la couleur. Chacun articule sa recherche artistique autour de ces deux modalités de l’éternel.

Ces points de rencontre entre Rothko et Monet ont aussi, on le comprend, quelque chose de spirituel – ou, si l’on se veut plus cartésien, de métaphysique. Car le Monet tardif, celui des années 1920, est bien, si l’on puis dire, le plus spirituel. Ses grands panneaux des Nymphéas offerts à la France en 1918 sont, comme l’a décrit André Masson, la « chapelle Sixtine de l’impressionnisme ». Cinquante ans plus tard, Rothko achève sa carrière, à l’instar de Monet, par une entreprise monumentale : le décor d’une chapelle construite ad hoc pour ses oeuvres à la Fondation Menil, au Texas. Un chantier commencé en 1964 et inauguré peu après le suicide de l’artiste en 1970 – comme les Nymphéas de l’Orangerie furent inaugurés au lendemain de la mort de Monet.

On a beaucoup dit que les Nymphéas et leur quasi-abstraction, leur serein refuge sur un microcosme naturel originel, sont la conséquence des horreurs de la Première guerre mondiale (et aussi de la mort, à la veille du conflit, de l’épouse et du premier fils de Monet). On a beaucoup dit, également, que l’abstraction qui triomphe en Europe et aux États-Unis dans le sillage de la Deuxième guerre résulte de l’impossibilité de continuer à représenter le monde après les horreurs de la Shoah et des autres crimes nazis. C’est d’ailleurs en 1946 que Rothko, qui était juif et peignait jusque là dans un style surréaliste, embrasse les voies de l’abstraction. De ce point de vue, sans le savoir et sur des modalités opposées, les cheminements de Monet et de Rothko se rejoignent, comme leurs oeuvres qui, avec des notes différentes, parviennent à trouver un accord commun à la fin de la symphonie. Comparaison vaut parfois raison.

Tancrède Hertzog

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