Au cours des deux derniers siècles, les musées se donnaient pour mis-sion principale : acquérir, conserver, étudier les collections. Cette exi-gence patrimoniale demeure fondamentale et consubstantielle à l’exis-tence du musée, même si aujourd’hui on attend légitimement une approche plus sociétale d’un tel équipement culturel.
L’enrichissement des collections s’effectuait jadis, au détriment du public. Le visiteur devait posséder les connaissances suffisantes pour se rendre au musée ou s’en abstenir. Il y était davantage toléré qu’ac-cueilli. Cette situation perdura jusqu’aux années soixante du siècle dernier. Ensuite, le lancinant débat mission patrimoniale versus mission culturelle s’est exacerbé, avant de lentement s’apaiser. Les médiateurs ont su trouver leur place auprès d’un public toujours plus divers, jusqu’à proposer une forme d’inclusivité interactive des col-lections qui rencontre un véritable succès. De leur côté, les conserva-teurs se sont emparés de la numérisation des inventaires pour relancer la réflexion sur les collections. Les traditionnelles études typologiques devenues atones cèdent la place à une mise en regard des œuvres d’époques et de lieux différents, ouvrant la voie à une muséographie en résonance avec les curiosités des visiteurs.
Ce nouvel équilibre participe de l’attrait du musée auprès d’un public soucieux de connaître et de comprendre les œuvres dans une atmos-phère ludique et un environnement scientifique rigoureux. Bien que perfectible cet équilibre apparaîtrait satisfaisant si depuis quelques années, les autorités politiques ne semblaient douter du bien-fondé du développement des collections. L’argent public se raréfiant, pour certains élus la transmission générationnelle n’est plus une priorité, place au divertissement.
Il est vrai qu’après deux siècles d’accumulation primaire d’œuvres d’art et d’objets d’histoire, les directeurs de musée se doivent de jus-tifier une politique d’acquisition explicite, identifiant des priorités en fonction des points forts des collections.
Mais l’on sait également qu’à chaque fois qu’un musée a cessé d’acqué-rir durant une longue période, il a appauvri son discours et perdu de son aura auprès du public. Les exemples abondent, le plus tristement célèbre étant celui des musées qui ont ignoré l’art moderne avant la Seconde Guerre mondiale. Sauf donation miraculeuse, cette lacune ne sera plus jamais comblée. Ailleurs, des pans entiers de la culture populaire ne connaissent plus les faveurs du public et leur acquisition pourtant urgente, suscite souvent l’incompréhension des décideurs.
De ce fait, une des missions – sans doute la plus ardue – d’un directeur de musée est d’anticiper l’attrait et l’importance de nouveaux courants de l’art et d’en convaincre les financeurs. L’opportunité d’acquérir des œuvres encore peu connues, dont la cote est faible, comme savent si bien le faire d’habiles collectionneurs privés, demande un degré d’auto-nomie financière que peu de musées conservent. L’exemple du déve-loppement de l’art numérique interroge, on ne saurait l’ignorer mais il faut naviguer entre effets de mode et spéculation. Quoi qu’il en soit les musées publics doivent être présents face à ce nouveau défi. On com-prendra que l’heure n’est pas à affaiblir les musées qui assurent la péren-nité de la transmission et doivent faire face à la concurrence frénétique des parcs à thème qui résument l’histoire à des évènements fantasmés.
L’art est cher et il n’est pas opportun de se disperser. Par leurs connaissances des collections et par leurs réseaux professionnels, les conservateurs ont souvent une longueur d’avance sur le marché et sont les garants d’une politique d’acquisition cohérente et innovante. En Suisse comme ailleurs en Europe, les responsables politiques ne peuvent se satisfaire du délitement des crédits d’acquisition que l’on constate presque partout alors qu’ils demeurent un outil majeur pour le rayonnement de leurs musées.
Jean-Yves Marin
Consultant, musée et patrimoine. Genève
Ancien directeur des Musées d’art et d’histoire de Genève