Loutrophore ? Le champ de l’archéologie offre aux amateurs de mots, voire aux défenseurs de l’art du néologisme – grand représentant : Michel Tournier –, d’inspirantes trouvailles. Soit loutro-phore ! Nom savoureux, nom rond, majoritaire-ment regardé comme féminin, cet absent du Littré désigne un vase élancé à deux anses accueillant ja-dis, au temps des Phèdre et des Phédon, l’eau du bain nuptial (du grec loutrón, bain, salle de bain, eau pour se baigner, action de se baigner, eau lus-trale, purification…, et phérô, porter). Déposé sur une tombe ou seulement figuré sur elle, l’objet, qu’on employait également lors de rites funéraires, signale un mort célibataire : il ne servira pas, car cet être est mort trop tôt pour perpétuer sa lignée ; et en même temps il ne servira plus, on le dispose sur la pierre tombale, pieusement, comme au-jourd’hui un bouquet. Devenu doublement inu-tile, notre vase bombé comme une cuisse appa-raît comme une double synecdoque : renvoyant à la fois à ce qui eut lieu (la mort) et à ce qui, par la faute de ce qui eut lieu, justement…, n’eut pas lieu. Bel usage et beau motif, l’un des plus tou-chants de l’art funéraire grec – où les vases furent aussi urnes cinéraires –, un art que caractérise un mélange tout naturel de grande résignation et de chaleur humaine, de sobriété quotidienne et de raffinements esthétiques et intellectuels.
Il est des loutrophores louvresques, c’est-à-dire qu’on peut les admirer au Louvre, non loin de la Pallas de Velletri de Crésilas ou de l’Apollon sau-roctone (c’est-à-dire tueur de lézard, partant de reptile, partant de dragon) de Praxitèle. Voyez la stèle de Phainippos, fils de Lycios, du dème de Képhale : le vase qu’on y voit sculpté est tel, subtil étagement de godrons, d’entrelacs, de plumettes et de rinceaux – où l’on croit déceler d’hypnotiques paires d’yeux –, qu’un Verrocchio ne l’aurait pas dédaigné. Mais pour que notre compréhension de toutes les loutrophores disséminées dans tous les musées du monde soit complète, pour que l’ob-jet reprenne pleinement vie dans notre imaginaire, il faut se rendre au cimetière du Céramique – le quartier où officiaient les fabricants d’amphores, pyxides, cratères, hydries, lécythes et autres conte-nants en terre cuite peinte –, à Athènes. Dans cette capitale dont on répète trop souvent qu’elle n’est pas belle (comme si le train de banlieue longeant l’agora ne valait pas son pesant de poésie, pour ne mentionner que lui), voici une sorte d’oasis. Dans le petit musée qui jouxte l’entrée du site, une gar-dienne, préposée à la surveillance des kouroï, ferme vite une fenêtre car un chat veut entrer. Il y a des arbres, de l’ombre. Il y a aussi des tortues qui trottent entre les restes de ce qui fut l’entrée prin-cipale d’Athènes, le Dipylon (soit double porte), ou entre ceux, plus discrets, de la Porte sacrée, où commence la voie menant à Éleusis, le long du ruisseau Éridanos, affluent de l’Ilissos… On rêve, au milieu de ce fragment de faubourg antique qui était aussi une nécropole. C’est ici que Périclès prononça l’oraison funèbre des premiers soldats tombés lors de la Guerre du Péloponnèse (431-404), déclarant notamment, cet éloge étant aus-si celui de la manière de vivre athénienne : « Nous cultivons le beau dans la simplicité, et les choses de l’esprit sans manquer de fermeté. » (c’est du moins ainsi que Thucydide, traduit par Jacqueline de Romilly, le restitue). « Des hommes illustres ont pour tombeau la terre entière », lit-on plus loin. Et c’est avec de pareilles bribes en tête qu’on marche ici, enthousiasmé, entre les tombes qui restent, qui ne sont pas toutes de soldats et dont les plus belles sont d’ailleurs des copies, mais qu’importe. Voici une loutrophore ! fièrement dressée sur un parallé-lépipède blanc, et en voici une autre, perdue dans le feuillage, puis une autre encore, élevée à côté de deux autres monuments insignes, qu’on admire di sotto in su, se détachant puis retournant à un fond de ciel sans nuages, de cyprès et d’oliviers.
LA JEUNESSE DE L’ART
Benoît Dauvergne
Jeune écrivain et critique d’art