Propos recueillis par Arthur Dreyfus
En Espagne, en France, au Japon, en Corée, en Allemagne, aux États-Unis, ses œuvres sont vues chaque jour par des millions de spectateurs. Si Jaume Plensa aime placer son travail dans la lignée des têtes Moaï de l’île de Pâques, ou des colossales têtes Olmèques du Mexique, comment s’exprime son geste créatif ? Pour Artpassions, l’artiste de renommée mondiale s’est livré à un entretien intime.
Vous naissez en 1955 à Barcelone : quel est votre plus lointain souvenir ?
Hum… Je crois que c’est d’être dans le piano de mon père.
Comment ça ?
Oui, à trois ans je me suis caché sous l’instru-ment dont la forme épousait celle de mes épaules. J’aimais cette cachette, et aussi son odeur : ce mé-lange de poussière, de bois… Alors mon père est arrivé et a commencé à jouer sans savoir que j’étais dedans. J’ai aussitôt senti la musique me traverser, entrer sous ma peau, et cette expérience – je m’en suis aperçu par la suite – a illuminé ma vie. Elle m’a enseigné la vibration de la matière.
On n’est pas dans le ventre de la mère : on est dans le piano du père !
[Rires.] Eh oui… La première de toutes mes contradictions ! J’ai toujours pensé que la créa-tion était une friction entre des opposés. C’est paradoxal n’est-ce pas, que je sois un artiste tac-tile, et que je vous parle d’une épiphanie olfactive, sonore…
Vous évoquez volontiers votre père, rarement votre mère. Qui était-elle ?
Elle était ce qu’était une épouse parfaite pour l’époque : discrète. Heureusement, les choses ont changé depuis – parce que la principale fonction d’une femme était de n’être pas visible. Mais elle dégageait une force extraordinaire.
Si les femmes de votre enfance restaient invi-sibilisées, nombre de vos pièces représentent des femmes… Une manière de les réhabiliter ?
[Silence.] Je compatis beaucoup avec l’histoire des femmes, qui structure l’histoire humaine. Nous, les hommes, sommes un joli accident – mais juste un accident. Lorsque dans une famille la mère meurt, tout est rompu. Si le mari ou le père dis-paraît, la vie continue. En un sens, mes sculptures veulent recréer cette présence essentielle.
Quel souvenir gardez-vous de la présence de votre mère ?
Elle rêvait d’être chanteuse : je la revois sans cesse chanter à la maison, lorsque j’étais petit.
On peut penser que la musique vous a influencé…
Pendant plusieurs années, j’ai travaillé des pièces sonores. Mais avant le son, c’est la vibration qui m’intéresse. La moindre nuance dans la forme d’un gong percuté par une goutte d’eau est ca-pable de bouleverser sa tonalité. En 2003, j’avais gravé sur des cymbales des mots issus du re-cueil de Blake, The Marriage of Heaven and Hell. Cette seule inscription dans le cuivre transformait chaque vibration en poème unique. Je voyais les mots flotter dans l’air.
À quand remonte votre première émotion vi-suelle – et non sonore – liée à une œuvre ?
Je me souviens de ma première visite au MNAC de Barcelone, l’une des plus belles collections d’art roman du monde. Le travail du bois m’avait pro-fondément touché. Les formes simples, épurées. Et la palette picturale : ces rouges, ces noirs… Je me souviens aussi que mon père m’emmenait chez des marchands de livres anciens, et que j’étais fas-ciné par les couvertures illustrées sur l’art égyptien ou étrusque. Le « primitif » me parlait.
De nos jours, en un clic, on accède à toute l’histoire de l’art. C’est dommage ?
Chaque génération invente sa manière de décou-vrir le monde. Mais c’est vrai, j’ai vécu dans une ère où il y avait une énigme derrière toute chose… Cela dit, renversons le problème : cette documen-tation massive à laquelle nous avons accès est-elle utile au public ? Elle servira aux historiens, mais quel meilleur outil pour entrer dans une œuvre que l’œuvre elle-même ? On est dans un moment où l’on bavarde trop, où l’on écrit trop sur l’art.
Il existe, dans votre ville natale, un monument sur lequel on a énormément écrit : la Sagrada Família… Il vous impressionnait lorsque vous étiez jeune ?
Réponse difficile, parce qu’à Barcelone chacun a grandi dans l’ombre de ce fantôme nommé Gaudí – dont les créations planent sur la ville. Quant à la Sagrada Família, elle est passée par tellement de phases qu’on a été tour à tour choqués, inquiets, subjugués… Mais le génie de Gaudí a résolu ce problème : tout ce qui touche à cette église semble absous. Le bâtiment est devenu une sorte de mé-taphore de l’infini, un mythe de Sisyphe moderne.
Peut-être que la Sagrada Família a été conçue comme une performance d’art contemporain, pour faire méditer les générations futures sur l’inachevé ?
Ce serait une belle idée ! Bon, on lit à présent que la basilique serait enfin achevée dans deux ans, mais j’ai lu ça tellement de fois… que je ne crois plus à rien.
À Barcelone il n’y a donc pas que l’art roman, il y a aussi le quartier « moderniste » – ou art nou-veau. Un aspect de la ville que vous chérissez ?
Honnêtement, non. J’ai toujours été plus attiré par la dimension spirituelle, mystique de l’art roman. Quant à l’art nouveau, je préfère celui de la Sécession viennoise…
Mais Gaudí ?
Certes, Gaudí est supposé se rattacher au moder-nisme, mais je dirais que c’est différent. Il est né dans l’art nouveau, pourtant son histoire est si sin-gulière que je ne l’y assimilerais pas.
Et Miró – l’autre grande présence tutélaire de Barcelone ?
Ah, Miró ! Avec Calder, hormis les poètes, c’est eux qui m’ont le plus influencé. Je me souviens bien du décès de Miró en 1983, car j’étais ami avec ses petits-enfants. Il est mort dans des cir-constances tragiques, qui contrastaient avec l’éclo-sion de vie, d’espoir qu’on puise dans son œuvre. Quant à Calder, du moindre fauteuil à la salle à manger, c’est le volume démesuré de tout qui m’a captivé lorsque je travaillais dans son atelier. Il vi-vait à une autre échelle.
Calder et Miró avaient en commun un goût des couleurs vives…
Oui – mais surtout de la simplicité. Une simplici-té liée à celle de l’art roman.
Calder a surtout travaillé avec le métal, comme vous au départ.
Oui je n’ai jamais utilisé la terre. Le concept de collage m’a inspiré d’emblée. Je récupérais des ma-tériaux, les assemblais, les modifiais… La sculp-ture du métal, grâce au feu et au marteau, m’a en-suite totalement fasciné. Sans oublier l’étape de la fonte : dans le four, le liquide rouge bouillon-nant n’était plus à mes yeux du fer, mais déjà de la lumière.
Avec Wonderland, en 1993, vous montriez vingt-quatre portes de fer devant lesquelles se balançaient des ampoules nues. On demeu-rait devant le mystère de ces accès fermés, telle une question sans réponse. La question de l’au-delà est centrale chez vous ?
La symbolique de la porte est une des images les plus puissantes qui soit. Bien des religions se contentent d’affirmer : « Je suis la porte. » Pour les secouristes, la porte est la partie la plus importante d’une maison, même si c’est la plus petite. Quant à moi, j’aime considérer la porte comme un mi-roir. Sous cet angle, une porte fermée n’est pas un obstacle : tout ce qu’elle peut révéler existe dans notre tête.
En essayant de convertir le plomb en or, l’alchi-mie voulait transformer la mort en vie…
Les alchimistes me touchent parce qu’ils étaient tenus par une illusion. Une sorte de croyance dans la résurrection. Ma vision personnelle du mythe a rassemblé deux contraires : je me suis représenté assis, le corps en bronze, tenant entre mes bras un arbre réel. Soit une matière inerte contenant une matière vivante, qui monte vers le cosmos…
Les œuvres résistent au temps. Vos sculptures en extérieur ne doivent pas être entretenues telles des pièces de musée, afin évoluer – de vieillir avec leur environnement…
Le destin de mon travail, c’est l’intégration dans la nature. Ce n’est pas grave que mes œuvres se couvrent de mousse, de feuillage : les choses les plus précieuses de la vie sont invisibles. Et puis tout élément, même un bloc de granit, est ame-né à disparaître.
Tout de même, vous créez des œuvres pour qu’on les voie…
Oui et non. J’aime les projets temporaires dans l’espace public car quand la ville retire la pièce, l’expo commence. Par le vide que crée son absence. Cette épiphanie du manque existe aussi dans nos vies : des amis qu’on appréciait sans le sa-voir, tout à coup, laissent dans un immense vide en s’en allant. Les œuvres ont cette capacité de fa-briquer de la mémoire.
Julia, votre sculpture exposée au cœur de Madrid, ne devait-elle pas être temporaire ?
C’est une sacrée histoire. Elle devait en effet rester là un an, mais son impact a été si fort sur les gens qu’ils ont adjuré la ville de la conserver. Alors la mairie a demandé au propriétaire de cette sculp-ture, une fondation, de l’exposer un an de plus. Et puis ça n’a fait que continuer, nous en sommes à quatre ans ! J’en suis bien sûr touché, mais cela me rappelle surtout qu’une pièce temporaire, je la tra-vaille comme une pièce définitive.
En quel sens ?
Je veux parler de l’échelle, de l’orientation du vi-sage – ce qu’il regarde –, du rapport au soleil, aux ombres … La pièce est aussi importante que son installation.
Pourquoi n’effacez-vous pas les traits de join-ture, entre les blocs ?
Encore une fois j’aime le collage, ces parties qui composent un tout. Comme les briques d’une maison. Conceptuellement, ces traits ont une force pour moi.
Votre œuvre a débuté par des installations abs-traites. La plupart de vos sculptures sont dé-sormais figuratives. Quelle en est la raison ?
Un déclic est venu de la Crown Fountain à Chicago. Pour cette œuvre mêlant l’électricité et l’eau, j’ai filmé mille visages de la ville. Après ce projet, je n’arrivais pas à sortir ces portraits de mon esprit. Des têtes s’étaient fixées dans ma tête. J’ai eu be-soin de poursuivre ça.
Quelqu’un a dit que la fonction première de l’art était de représenter des visages.
Le visage est l’unique partie du corps qu’on ne peut pas voir soi-même : c’est un cadeau fait aux autres. Et pour revenir à un symbole qui m’est cher, une porte sur l’âme.
Ce réveil des visages a été transcendé par la vidéo, mais vous avez changé de technique.
Le rapport au pixel m’a excité, mais j’ai décidé de le mêler à des matériaux traditionnels. Donc j’ai continué à scanner des visages, à manipuler leurs volumes à l’aide de logiciels, mais pour convertir ces modélisations en albâtre, en bois, en bronze…
Pendant des siècles, les artistes ont aussi peint… des crânes. Les sculptures de Damien Hirst perpétuent cette tradition de la vanité. Votre travail, lui, semble tourné vers la vie.
Absolument. J’essaie toujours d’envoyer un mes-sage d’espoir, de positivité. Trop souvent, on at-tend de l’art qu’il soit obscur, plein de tristesse. Je crois que la lumière est importante. J’ai installé en octobre dernier une sculpture face à la Hudson River : le visage d’une jeune femme qui réclame le silence, pour écouter l’eau. Car on oublie le bruit de l’eau, qui s’adresse à nous avec une profondeur inouïe. Certains ont cru que je voulais faire taire l’île de Manhattan ! Ils n’ont vu que le sens obs-cur : le sens lumineux, c’est l’appel vers la nature.
Et l’hommage au silence.
Bien sûr. Car le silence est notre unique propriété. Les mots font de nous des esclaves, mais le silence fait de nous des rois : on peut le contrôler.
Il y a une autre statue célèbre face à Manhattan, signée Bartholdi…
J’adore la statue de la Liberté. D’autant qu’elle est devenue un tel symbole qu’on oublie que c’est une œuvre. Comme le Mont Rushmore, dans le Dakota du Sud, dont la découverte m’a renversé. On le rencontre dans les livres d’histoire, mais pas d’histoire de l’art.
Chez les juifs, la loi stipule qu’un rouleau de la Torah abîmé doit être incinéré dans le ci-metière communal, tel un être vivant. L’une de vos premières œuvres fut un livre transparent, qu’on pouvait lire… même refermé.
Quand j’ai conçu ce livre de verre, je n’avais pas d’argent, j’ai demandé à mes amis d’investir pour le réaliser. Car je devais le faire. C’était fondamen-tal pour moi d’affirmer qu’on pouvait éprouver la transcendance d’un livre clos. Comme une porte fermée mais ouverte sur le rêve. Ce livre, c’est la définition absolue de mon geste.
Vous avez donc connu des moments de doute, de fragilité dans votre carrière ?
Le doute et la crainte ne m’ont jamais quitté, mais dès le début, je n’imaginais pas qu’un artiste puisse ne pas avoir de problèmes. Je crois que la vie, c’est un escalier dont on ignore la marche suivante. La chance que j’ai eue, c’est de faire toujours l’œuvre que j’avais envie de faire.
Le livre était donc au seuil de votre chemin. Et aujourd’hui, vous sculptez des êtres humains avec des mots, des lettres…
Parce que les hommes et les femmes sont des mots ! C’est à Tel Aviv que j’ai saisi ça. Que la vie nous faisait des tatouages à l’encre invisible – et que quelques individus avaient la capacité de lire ces messages : ils deviennent nos amours, nos amants, nos amis.
Les lettres sont d’ores et déjà des sculptures…
Un alphabet, c’est extraordinaire : c’est le portrait d’une culture. Le chinois est comme un feu d’ar-tifice, le hindi ressemble à une ligne d’horizon, le hangul joue avec des formes primaires, c’est infi-ni. Mais on pourrait parler de l’hébreu, de l’arabe, du grec, du russe…
Vous qui aimez la 3D et l’informatique, vous re-venez au vieux métier de fondeur…
Archaïque même ! Je découpe des lettres, sou-dées ensuite ensemble pour édifier des corps. Ça ne va pas vous étonner : j’aime voir chaque carac-tère comme la cellule d’un organisme plus vaste. Et c’est ainsi que fonctionne le langage : les lettres forment des mots, qui forment des phrases, qui forment des livres… qui forment des individus.
Le public peut visiter l’intérieur de vos im-menses sculptures…
En rentrant dans ces pièces, les spectateurs se sentent protégés par un espace poétique. Cela donne la force de se rappeler que tout est une question de mot – donc de regard.
À lire votre parcours, il semble que vous ayez traversé une enfance idéale. Vous répétez que vous aimez les gens. Vous n’auriez donc au-cun vice ? Tout serait amour ?
Peut-être ai-je essayé de donner cette impression… car je suis né dans une période triste de l’Espagne, le franquisme. Mais en dépit de la dictature, des gens simples comme ma famille essayaient de construire en parallèle des bulles de paix, grâce à la musique, la lecture… Donc j’ai eu tôt conscience qu’on pouvait résister au chaos du monde.
Le chaos du monde se situe aujourd’hui en Ukraine…
Ce qui est terrible dans la guerre, c’est que la ma-jorité des gens sont comme ma famille. Qu’ils es-saient juste de vivre, et ne méritent aucunement de souffrir pour des conflits qu’ils n’ont pas dé-clenchés. Dans mon pays ça s’est terminé par la guerre civile, ce qui est le pire du pire. Car entre deux peuples frères, la cruauté peut atteindre des niveaux extraordinaires.
Vous êtes pessimiste sur le conflit actuel ?
Je suis pessimiste chaque fois qu’une vie humaine est emportée.
Croyez-vous que l’art puisse servir à quelque chose, en temps de guerre ?
Récemment, j’ai vu dans un journal des combat-tants en train de protéger des statues contre un char : cela m’a tant touché. Les statues n’étaient pas des chefs-d’œuvre mais ce n’était pas ça, l’im-portant : sauver une statue, c’est sauver le concept d’un pays, sa tradition, son langage. Lorsque l’en-nemi cherche à effacer une histoire en détruisant ses œuvres et ses bâtiments, je crois qu’il n’y a rien de plus terrible. Donc je ne suis pas optimiste.
Les prières sont toutefois faites de langage : quel est votre mot préféré ?
Je dirais énigme, c’est la clé pour moi de tout. L’existence reste un point d’interrogation. Nous vivons dans un monde caché, où pourtant tout est si proche, à portée de main…