L’ouverture au public, en juillet 2022, de Eschaton-Fondation Anselm Kiefer permet de découvrir tout un pan de la création de l’artiste moins connu à ce jour, celui de la construction. Un goût déjà révélé dans de nombreux tableaux représentant des architectures, des pyramides et autres bâtiments de brique. Anselm Kiefer aime également se confronter aux édifices historiques et de mémoire, peu importe leurs dimensions.
Comptant parmi les artistes les plus influents de notre temps, il n’est plus nécessaire de présenter Anselm Kiefer, dont la biographie est intimement liée à l’oeuvre. Au cours de ces dernières années, Kiefer a mis en parallèle avec un même savoir-faire des architectures chargées d’histoire, tels le Panthéon à Paris, le palais Ducale à Venise, mais aussi le Grand Palais éphémère à Paris après avoir été le premier artiste invité en 2007 à Monumenta au Grand Palais. Car, si l’on n’ignore pas son attirance pour l’Antiquité, la Renaissance, la Seconde Guerre mondiale ou encore la mystique juive, entre autres, l’on connaît moins son tropisme de bâtisseur, ce goût de la construction qui s’est magistralement développé à La Ribaute à Barjac, dans le sud de la France, et qu’il a révélé au public le 2 juillet 2022 lors de l’inauguration de Eschaton-Fondation Anselm Kiefer.
Le 11 novembre 2019, afin de célébrer la panthéonisation de Maurice Genevoix et de rendre hommage aux morts de la Première Guerre mondiale, le président de la République, Emmanuel Macron, s’est adressé à deux créateurs, l’un allemand vivant en France depuis plus de trente ans, l’artiste Anselm Kiefer, et l’autre français, alsacien-lorrain, le compositeur Pascal Dusapin. L’importance de cette commande publique est d’autant plus significative que, depuis un siècle, aucun artiste contemporain n’avait investi le Panthéon de manière pérenne. Choix judicieux à n’en pas douter si l’on songe que, d’une part, l’oeuvre de Kiefer depuis ses origines se nourrit de l’Histoire, celle de l’Allemagne à jamais souillée par l’infamie du IIIe Reich, mais celle aussi des femmes de la Révolution, des reines de France ou encore des figures mythiques de l’Antiquité – sans oublier que, à l’instar de Genevoix, Kiefer ne cesse de travailler sur une certaine mémoire traumatique.
Dans ce sanctuaire laïque de l’âme républicaine, Kiefer s’installe avec la justesse qui est la sienne dans les lieux de mémoire. On se souvient de Chevirat Ha-Kelim, ensemble montré dans la chapelle de la Salpêtrière en 2000, ou encore de l’élévation de ses tours dans la cour de la Royal Academy en 2007. Il propose ici six vitrines « châsses » à l’intérieur desquelles s’écrit l’histoire de la Grande Guerre – celle de toutes les guerres. Comme à son habitude, Kiefer, afin de répondre à l’invitation, s’est nourri de textes sur la guerre de 14-18, en premier lieu, Ceux de 14 de Maurice Genevoix, mais aussi Le Feu d’Henri Barbusse et Orages d’acier d’Ernst Jünger. Traquer le mal, une constante chez l’artiste, quoique conscient de son impuissance. Écoutons-le : « L’art et la poésie n’ont pas le pouvoir de s’opposer à de telles cruautés, de telles infamies, de telles brutalités. Mais malgré cela et à cause de cela le rôle de l’art pour moi est de m’aider à vivre. Il est le seul moyen de donner un sens à ce qui semble ne plus en avoir, à ce qui peut-être n’en a pas. »
Grand amateur de poésie, Kiefer ne dit-il pas qu’il aurait aimé être poète ? Paul Celan l’accompagne depuis plusieurs décennies avec une constance qui surpasse ses nombreuses passions littéraires, à l’exception d’Ingeborg Bachmann qui fut une amie très proche de Celan et la plus grande selon Kiefer. Nul hasard donc qu’il ait choisi en décembre 2021 la poésie de Celan afin de concevoir un ensemble de tableaux écrits autant que peints et qui, posés sur d’immenses chariots, se répondent tels les livres de sa propre bibliothèque – le livre, médium à la puissante valeur symbolique dans l’oeuvre de Kiefer, à la fois support et objet de représentation. Dans le vaste espace dénudé du Grand Palais éphémère, la sensation de désespoir est on ne peut plus palpable, renforcée par un gros avion en plomb de sa création ironiquement cloué au sol et de hautes étagères de métal contenant le substrat à l’origine des oeuvres de l’artiste, barrant la vue vers la tour Eiffel.
Au printemps 2022, l’émotion fut grande à la découverte de la Sala dello Scrutinio attenante à la Sala del Maggior Consiglio du Palazzo Ducale à Venise. Intéressé par les cycles picturaux de la peinture italienne de la Renaissance et en particulier celui du Tintoret à la Scuola Grande de San Rocco à Venise, Kiefer s’est emparé avec un rare enthousiasme de la commande qui lui a été faite par la directrice de la Fondation des musées municipaux de la Sérénissime, Gabriella Belli. Il a proposé un projet pour cette vaste salle destinée, à l’origine, à l’élection des Doges. Aucune pensée iconoclaste chez Kiefer, quelque volonté de s’imposer dans ces lieux d’histoire, il est en cela bien trop respectueux, admirateur de ses prédécesseurs qui, depuis des siècles, enchantent les visiteurs. Ainsi, en décembre 2022, on redécouvre avec un autre regard La Bataille de Lépante d’Andrea Vicentino ou La Bataille de Zara du Tintoret.
Peintes dans l’atelier de Croissy, les toiles aux dimensions
vertigineuses furent ensuite transportées dans le bâtiment Ninsun, où elles furent assemblées dans un espace créé à l’échelle un. Lorsque les tableaux sont arrivés à Venise, le personnel dédié à l’accrochage n’aura eu qu’à suivre le plan et les nombreuses photographies afférentes. Sans oublier l’éclairage, délicat étant donné la hauteur sous plafond, la matérialité des oeuvres et leur relief. Doit-on parler d’événement dramaturgique ou historique compte tenu de l’originalité, de l’aspect inédit du geste artistique ?
À l’instar d’un peintre humaniste de la Renaissance, Kiefer révolutionne l’art de la représentation et de la composition picturale avec cette prise de possession de la Sala dello Scrutinio, contribuant ainsi aux attentes des musées de Venise. Se déploie sur les murs une sélection mûrement réfléchie d’oeuvres évoquant la Sérénissime, sa création, la lagune, San Marco, placées sous les heureux auspices d’Andrea Emo, philosophe italien auquel
Kiefer rend hommage à l’entrée de l’exposition : Questi scritti, quando verranno bruciati, daranno finalmente un po’ di luce, « En brûlant, ces écrits donneront finalement un peu de lumière ». Découvert par l’artiste depuis peu, Emo ne quitte plus ses pensées. Il nous confie : « Ses écrits, au risque de paraître sentimental, sont une consolation à mes revers artistiques. »
C’est un fait, bâtisseur, Kiefer l’est, au même titre qu’il est peintre, photographe ou sculpteur, et cette part créative de lui-même est cette fois dévoilée au public à Barjac.
Nous découvrons à La Ribaute le goût de Kiefer pour les tunnels. Les sous-sols de sa propriété ont été transformés en un véritable dédale reliant les oeuvres entre elles, installées dans des constructions en surface. Fondateur d’édifices essaimés dans le parc, l’artiste a dessiné un paysage-mémoire des paysages de la peinture allemande – où s’entremêlent organique et technique, végétal et artistique. De cette magnanerie réhabilitée qui abrita des activités de sériciculture ou d’élevage du ver à soie, Kiefer fait un lieu d’art qui s’apparente davantage, selon les termes qu’il aime employer, à un site industriel, à une mine, faisant de Barjac une oeuvre en soi. Il en a préservé l’ensauvagement et conservé l’austérité des bâtiments, y adjoignant des serres et autres constructions qu’il nomme « maisons » pour accueillir sa production. Point d’orgue de ce labyrinthe artistique souterrain, la Crypte Samson, peuplée de dizaines de piliers. Sous une lumière zénithale repose une sculpture de livres en plomb posée sur l’eau.
Depuis une dizaine d’années, Kiefer ouvre Barjac aux artistes. Ainsi, en 2014, il invita Wolfgang Laib à réaliser une oeuvre pérenne en mettant à sa disposition un tunnel long de vingt mètres auquel l’artiste donna la figure d’un triangle isocèle aux parois enduites de cire. Suivront Laurie Anderson, Valie Export, Giovanni Anselmo et Monica Bonvicini.