EDVARD MUNCH À ORSAY, AU-DELÀ DU CRI

EDVARD MUNCH
L’exposition que consacre cet automne le musée parisien à l’artiste norvégien fait volontairement la part belle aux dimensions les moins connues de l’oeuvre de Munch : de ses premières toiles entre naturalisme et symbolisme à son inventivité technique dans le domaine de la gravure ou encore ses tentatives dans le grand décor. C’est un tout autre artiste qui se fait jour : complet, ambitieux, insatiable. e Cri est la plus grande malchance de Munch. Certes, il l’a rendu célèbre. Mais comme avec les Campbell’s soup de Warhol ou La Joconde de Vinci, cette seule oeuvre annule toutes les autres et Munch n’est plus que le créateur de cette oeuvre devenue, on ne sait d’ailleurs trop pourquoi, un totem de la société de l’image qu’est notre société de la consommation : on la retrouve tellement partout qu’elle finit par irriter et qu’à force de la voir, on ne peut plus la voir. Le Cri c’est véritablement l’arbre qui cache la forêt. Encore, en ce qui concerne Léonard de Vinci, tout le monde sait plus ou moins qu’il a aussi peint La Vierge aux rochers et La Cène. Tout le monde reconnaît également les Marilyn de Warhol et le style inimitable de ses sérigraphies avec le même personnage décliné plusieurs fois. Pour Munch, en revanche – en dehors des passionnés, des spécialistes et des Norvégiens – quiconque est bien en peine de citer un seul autre de ses tableaux. C’est pourquoi une exposition de l’envergure de celle que propose le musée d’Orsay...

L’exposition que consacre cet automne le musée parisien à l’artiste norvégien fait volontairement la part belle aux dimensions les moins connues de l’oeuvre de Munch : de ses premières toiles entre naturalisme et symbolisme à son inventivité technique dans le domaine de la gravure ou encore ses tentatives dans le grand décor. C’est un tout autre artiste qui se fait jour : complet, ambitieux, insatiable.

e Cri est la plus grande malchance de Munch. Certes, il l’a rendu célèbre. Mais comme avec les Campbell’s soup de Warhol ou La Joconde de Vinci, cette seule oeuvre annule toutes les autres et Munch n’est plus que le créateur de cette oeuvre devenue, on ne sait d’ailleurs trop pourquoi, un totem de la société de l’image qu’est notre société de la consommation
: on la retrouve tellement partout qu’elle finit par irriter et qu’à force de la voir, on ne peut plus la voir. Le Cri c’est véritablement l’arbre qui cache la forêt. Encore, en ce qui concerne Léonard de Vinci, tout le monde sait plus ou moins qu’il a aussi peint La Vierge aux rochers et La Cène. Tout le monde reconnaît également les Marilyn de Warhol et le style inimitable de ses sérigraphies avec le même personnage décliné plusieurs fois. Pour Munch, en revanche – en dehors des passionnés, des spécialistes et des Norvégiens – quiconque est bien en peine de citer un seul autre de ses tableaux. C’est pourquoi une exposition de l’envergure de celle que propose le musée d’Orsay cet automne ne peut qu’être bienvenue.
Du point de vue de l’histoire de l’art et de la connaissance de l’oeuvre, apportera-t-elle quelque chose de nouveau ? Qui sait, mais pour le public elle sera rédemptrice, car elle donnera sa juste mesure à la place de Munch dans l’histoire de l’art de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. À vrai dire, le travail a commencé en France il y a déjà une dizaine d’années. Plusieurs expositions sur Munch y ont été organisées (à Caen ou au Centre Pompidou) et ont permis de montrer la longue carrière – soixante années – et l’évolution de ce peintre, devenu artiste de carte postale malgré lui. Mais l’exposition d’Orsay est sans conteste la plus vaste à jamais lui avoir été consacrée en France et la plus complète. Prévenons tout de suite : Le Cri n’a pas fait le déplacement d’Oslo à Paris. C’est tant mieux.

Edvard Munch naît en 1863 à Løten dans le sud de la Norvège. C’est sa tante qui lui donne, dès l’enfance, goût au dessin et à la peinture. À dix-sept ans, le jeune homme choisit donc de devenir artiste et intègre très brièvement le Collège technique
de Kristiana (ancien nom d’Oslo jusqu’en 1924). Il préfère poursuivre ses études au Collège royal de dessin. Ses premiers voyages en Europe surviennent très tôt, en France, en Allemagne, dès le milieu des années dix-huit cent quatre-vingts. Il passe alors rapidement
des paysages et des scènes de genre de ses années d’étude à une production plus intime, où les portraits de ses proches occupent une place centrale ainsi que les autoportraits, témoignant déjà de l’importance de l’introspection et de la transcription du vécu personnel dans son oeuvre. C’est naturellement qu’il est attiré, à Paris, par le symbolisme – cet art intellectuel dont le but, selon le poète Jean Moréas, est de « vêtir l’idée d’une forme sensible », c’est-à-dire représenter la vie intérieure et spirituelle de l’homme. Munch lui-même, qui écrivait beaucoup sur son art, souligne, dès 1889-1890, l’évolution radicale de son oeuvre en ce sens : « On ne doit plus peindre d’intérieurs, de gens qui lisent et de femmes qui tricotent. Ce doit être des personnes vivantes qui respirent et s’émeuvent, souffrent et aiment – Je vais peindre une série de tableaux de ce genre. Les gens en comprendront la dimension sacrée et ils enlèveront leur chapeau comme à l’église. »
Pour autant, les portraits de ses soeurs exécutés à son retour d’Europe témoignent encore d’un attrait pour le naturalisme, alors en vogue dans les pays nordiques. Mais on y sent déjà une aura grave, austère, presque sacrée, comme dans Nuit d’été, Inger sur la plage (1889), qui dépasse l’anecdotique et la transcription d’une chose vue.

Très rapidement, vers 1890-1892, une dimension « expressionniste », à laquelle on réduit trop souvent l’oeuvre de Munch, apparaît dans son travail – en avance d’une bonne dizaine d’années sur l’émergence du courant expressionniste à proprement parler, en Allemagne, au début de la décennie mille neuf cents. Le Cri est peint à cette époque et appartient pleinement à cette orientation, où les formes semblent se déformer et onduler sous l’influence des sentiments forts ressentis par le ou les personnages (ici l’anxiété), faisant s’écrouler le réel autour
d’eux et le monde se refermer autour d’eux comme une cage dont on ne peut s’échapper.

Le tableau préparant cette évolution est L’Enfant malade, dont la version de 1896 est présente dans l’exposition. Mais la première mouture de cette oeuvre est très précoce, puisqu’elle remonte à 1885. Pour la première fois, Munch s’intéresse à ce qui deviendra l’un des thèmes centraux et récurrents de son oeuvre : la maladie et la mort. L’artiste a luimême raconté la genèse de cette toile. Un jour, alors qu’il accompagne son père lors d’une de ses visites médicales, il fait la rencontre d’une jeune fille gravement malade qui, par association, lui fait revivre la mort de sa propre soeur Sophie, en 1877. Stylistiquement, le tableau n’a encore rien à voir avec les tableaux dits expressionnistes des années dix-huit cent quatre-vingt-dix et d’après. Cependant, il diffère déjà des oeuvres au style naturaliste qu’il peint à l’époque : l’artiste a gratté la surface et griffé la surface picturale, conférant un aspect nébuleux, peu défini à l’ensemble, comme si la maladie et ses effluves envahissaient la pièce. « Avec L’Enfant malade je me suis ouvert un nouveau chemin. Une brèche a été percée dans mon art. La plupart de mes oeuvres ultérieures doivent leur existence à ce tableau », déclara-t-il plus tard.

La décennie dix-huit cent quatre-vingt-dix est celle de la maturité et de la reconnaissance, grâce à plusieurs expositions qui font scandale, surtout en Allemagne, où l’artiste s’installe à partir de 1892. Une bonne partie des tableaux peints dans les années dix-huit cent quatre-vingt-dix et plus tard – dont Le Cri – sont intégrés à un projet bien défini, un cycle de tableaux baptisés par l’artiste La Frise de la vie. Au début, le cycle n’a pas encore ce nom et son ambition est plus restreinte : dans des expositions à Kristiana et Berlin en 1892-1893, Munch regroupe un ensemble de toiles censées montrer l’évolution du sentiment amoureux et les
différentes émotions qu’il suscite. Très vite, il y inclut d’autres sujets, en particulier ses réflexions sur la mort, la maladie, le désespoir. C’est là une autre caractéristique centrale de l’art de Munch : la répétition et la déclinaison des motifs. Comme il existe plusieurs versions du Cri, il existe plusieurs versions de L’Enfant malade et de bien d’autres tableaux, peints parfois à plusieurs décennies de distance, comme pour le motif des jeunes filles sur le pont. Munch est de ces artistes qui enquêtent inlassablement sur les sujets qui les obsèdent. En ce sens, c’est un artiste existentialiste : « Dans mon art, j’ai cherché à m’expliquer la vie et son sens – j’ai aussi eu l’intention d’aider les autres à comprendre
leur propre vie », écrivait-il. On a voulu voir dans cette inlassable répétition des motifs un travail de mémoire, comme si l’artiste cherchait à retrouver la première impression d’un événement qui l’aurait poussé à le traduire en peinture – comme pour L’Enfant malade. Certains y ont identifié une saine extériorisation des névroses et pulsions qui affectaient cet homme à l’humeur instable, parfois passionnément amoureux jusqu’à se faire mal, parfois terriblement solitaire.

Les années dix-huit cent quatre-vingt-dix sont fondamentales : à part la mise en place de son style pictural si caractéristique – formes ondoyantes, motifs et volumes simplifiés, traînées de peintures comme des lianes, couleurs tantôt saturées, tantôt délavées et baveuses – c’est aussi à cette époque qu’il découvre la gravure, qui occupe fort heureusement une grande place dans l’exposition. C’est un médium de choix pour l’artiste afin de décliner et varier à l’infini les motifs qu’il met au point. Munch s’intéresse à l’eau-forte, à la pointe sèche et à la lithographie dès le milieu des années dixhuit cent quatre-vingt-dix, en Allemagne. Il fait, pour la Norvège, figure de pionnier en la matière. Rapidement, il s’intéresse à la gravure sur bois en s’affranchissant des techniques traditionnelles et en mettant au point des usages qui lui sont propres. Il rehausse souvent ses gravures avec de la gouache et de l’aquarelle, allant jusqu’à ajouter des motifs entiers.

Le motif du Baiser est peut-être celui qui exprime le mieux la capacité de Munch à se renouveler en passant d’un médium à l’autre – dessin, peinture, gravure : l’image voit le jour avec un dessin en 1889-1890. Les plus anciennes versions, peintes et dessinées, montrent les amants dans un intérieur, près d’une fenêtre s’ouvrant sur une rue. Puis, dans une série de gravures sur bois, l’artiste ne représente plus que le couple et crée des arrières-plans d’une grande inventivité qui mettent en valeur la fusion de l’homme et de la femme et la puissance de l’émotion se dégageant de l’instant. À la fin, dans une version datée de 1904, l’arrière-plan disparaît purement et simplement pour ne plus laisser voir que le blanc de la feuille tandis que les personnages semblent former une masse unique et se fondre l’un dans l’autre.

Dessin, peinture, gravure, variations sur un thème, inventions techniques, errances de l’Allemagne à la France, des bars de Copenhague au calme de la
Norvège, violences amoureuses – en 1902, il se blesse en se disputant au pistolet avec une de ses amantes – la vie de Munch est à l’image de son oeuvre : d’une insatiable vitalité. On n’aura pas le temps d’en parler ici, mais l’exposition montre aussi l’intérêt que nourrit l’artiste pour le grand décor à partir des années mille neuf cents ou encore les nombreux autoportraits qui l’accompagnèrent toute sa vie. En sortant du musée, on a enfin la vision juste de ce créateur qui n’était pas simplement le peintre torturé et pessimiste qui a peint Le Cri mais bien plutôt un artiste complet, ambitieux, soucieux de découvrir de nouvelles techniques, de théoriser sa propre modernité à travers ses écrits et, in fine, d’assurer sa postérité – notamment quand, à la fin de sa vie, en 1944, il légua tous ses tableaux, dessins, gravures (soit pas moins de vingt-cinq mille oeuvres) à la Norvège en vue de la création d’un musée dédié à son oeuvre, le musée Munch d’Oslo, qui demeure aujourd’hui encore le plus visité du pays.

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