SORCIÈRES, ALCHIMIE ET TAROTS LES AFFINITÉS DU SURRÉALISME POUR LA MAGIE S’EXPOSENT À VENISE ET BERLIN

SORCIÈRES, ALCHIMIE ET TAROTS LES AFFINITÉS DU SURRÉALISME POUR LA MAGIE S’EXPOSENT À VENISE ET BERLIN
De Max Ernst à Yves Tanguy, de Leonor Fini à Salvador Dalí en passant par Masson et Matta, les Surréalistes ont entretenu une véritable passion pour les traditions magiques des cultures occidentales et d’ailleurs. Comme l’inconscient et les rêves, la magie fut pour eux une voie royale pour accéder au surnaturel. urréalisme et magie, c’est sous ce titre peu recherché que le musée Peggy Guggenheim de Venise et le musée Barberini de Potsdam ont organisé l’exposition institutionnelle la plus remarquée de cette année à l’occasion de la Biennale de Venise. À première vue, le thème ne semble pas d’une grande originalité tant l’occulte, l’ésotérisme et les pouvoirs surnaturels apparaissent d’emblée comme constituant des centres d’intérêt et d’inspiration fondamentaux du phénomène surréaliste, à partir de sa codification dans les années mille neuf cent vingt jusqu’à ses derniers soubresauts dans les années soixante. Et pourtant, en allant chercher des artistes inattendus et peu connus, en montrant la diversité des approches et des inspirations liées au continent magique, l’exposition parvient à montrer comment les artistes surréalistes se sont saisis, chacun à leur façon, des traditions ésotériques les plus diverses pour libérer sans entraves leur imagination. Le sujet n’étant pas simple à définir, quelques explications préliminaires ne sont pas inutiles. Le Surréalisme, en premier lieu, ne correspond pas à un style particulier, comme le fauvisme ou le cubisme par exemple. Ses esthétiques sont très diverses : des compositions abstraites d’un Miró aux tableaux figuratifs peints avec une précision classique d’une Leonor Fini en passant...

De Max Ernst à Yves Tanguy, de Leonor Fini à Salvador Dalí en passant par Masson et Matta, les Surréalistes ont entretenu une véritable passion pour les traditions magiques des cultures occidentales et d’ailleurs. Comme l’inconscient et les rêves, la magie fut pour eux une voie royale pour accéder au surnaturel.

urréalisme et magie, c’est sous ce titre peu recherché que le musée Peggy Guggenheim de Venise et le musée Barberini de Potsdam ont organisé l’exposition institutionnelle la plus remarquée de cette année à l’occasion de la Biennale de Venise. À première vue, le thème ne semble pas d’une grande originalité tant l’occulte, l’ésotérisme et les pouvoirs surnaturels apparaissent d’emblée comme constituant des centres d’intérêt et d’inspiration fondamentaux du phénomène surréaliste, à partir de sa codification dans les années mille neuf cent vingt jusqu’à ses derniers soubresauts dans les années soixante. Et pourtant, en allant chercher des artistes inattendus et peu connus, en montrant la diversité des approches et des inspirations liées au continent magique, l’exposition parvient à montrer comment les artistes surréalistes se sont saisis, chacun à leur façon, des traditions
ésotériques les plus diverses pour libérer sans entraves leur imagination.

Le sujet n’étant pas simple à définir, quelques explications préliminaires ne sont pas inutiles. Le Surréalisme, en premier lieu, ne correspond pas à un style particulier, comme le fauvisme ou le cubisme par exemple. Ses esthétiques sont très diverses : des compositions abstraites d’un Miró aux tableaux figuratifs peints avec une précision classique d’une Leonor Fini en passant par les boîtes faites d’assemblages divers d’un Joseph Cornell, il y a plusieurs mondes. Certains Surréalistes ont suivi Breton dans le groupe surréaliste officiel, d’autres ont toujours évolué à sa marge ou s’en sont détachés. Beaucoup de ces artistes vivaient à Paris mais il y eut des Surréalistes partout, ailleurs en Europe, aux États-Unis, en Amérique du Sud. On le voit bien dans cette exposition qui réunit tout ce petit monde sans qu’il y ait toujours grand rapport entre eux : il n’y a pas, stylistiquement, le Surréalisme mais des Surréalismes.

Qui plus est, les artistes appartenant à la nébuleuse surréaliste s’intéressent à toutes sortes de sujets ayant trait à l’irrationnel, puisant leur inspiration dans des systèmes de pensée et des concepts également très différents les uns des autres : ils explorent tout aussi bien l’inconscient freudien et ses pulsions, le monde des rêves et la folie clinique que les domaines de l’imaginaire – auxquels l’univers de la magie, de la mythologie ou des contes appartiennent.

Un axiome relie cependant toutes ces individualités. Le Surréalisme, tel que défini par André Breton en 1924, rejette le culte de la raison, le rationalisme et le déterminisme scientifique promus par la société industrielle triomphante qui a débouché sur la boucherie de la Première Guerre mondiale. Il propose de lui substituer l’imagination comme ordre organisateur de toute chose.

L’autre composante du titre de l’exposition, le mot « magie », recoupe lui aussi bien des choses : occultisme, alchimie, mythologies diverses et variées, sorcellerie… Pour compliquer le tout, toutes les cultures d’Occident et d’ailleurs ont créé leurs propres traditions magiques et ce depuis la nuit des temps. La « magie » appartient aussi à l’histoire des peuples, en particulier à l’histoire pré-industrielle et d’avant les Lumières, où les croyances magiques ont longtemps été déterminantes au sein des communautés. Les Surréalistes sont d’ailleurs loin d’être les premiers, à l’âge contemporain, à s’être inspirés de ce continuum historique magique.

Les romantiques du début du XIXe siècle nourrissaient déjà cet intérêt pour le surnaturel en ressuscitant les mythes de l’ancienne Europe, en réaction aux Lumières. Delacroix, Füssli et Blake redécouvrirent les racines (et les légendes) celtiques et germaniques d’un Occident qu’on ne voulait voir que gréco-romain. Quelques décennies avant l’émergence du Surréalisme, les symbolistes et les Nabis furent les premiers à traiter, dans le domaine de l’art, l’occulte et l’ésotérisme en leur donnant une forme sensible : ce sont, par exemple, les tableaux d’Odilon Redon qui, plus qu’une scène narrative, matérialisent une ambiance magique, un environnement surnaturel, teinté de mystère et pénétré de symboles évoquant le surnaturel. Et même pour ce qui est de l’art moderne né à l’orée du XXe siècle, André Breton avec ses deux manifestes du Surréalisme (1924 et 1930) n’invente rien – au niveau artistique, entendons-nous : la peinture surréaliste, on peut le dire, existait déjà avant lui. Les oeuvres de Giorgio De Chirico sont, bien à propos, là pour le montrer au début de l’exposition : dès les années mille neuf cent dix, la peinture dite métaphysique de l’artiste italien fait de l’imagination libérée la dimension souveraine de ses tableaux. Les associations gratuites d’objets et d’idées ne répondant à aucune organisation rationnelle de l’image, à aucune narration d’une scène ou d’un évènement, sont le principe structurant de ses toiles. Muses métaphysiques, peint en 1918, est un bon exemple, parmi tant d’autres.

Mais venons-en enfin aux Surréalistes. Tous n’ont pas eu de rapport dans leur oeuvre avec la magie – Man Ray, Hans Bellmer ou Cornell sont absents de l’exposition. Chez ceux qui tendent vers l’ésotérique, le désir de surnaturel revêt bien des formes : c’est la passion pour l’alchimie et la transmutation des formes chez Max Ernst (La Mariée mise à nu, 1940), c’est l’attirance pour l’occulte et la cabale chez Victor Brauner, dont le tarot et ses arcanes sont l’une des principales sources d’inspiration. Ce sont encore les cultures magiques ancestrales extraeuropéennes qui intéressent aussi, bien sûr, ces artistes anticonformistes. C’est le cas de Wilfredo Lam, peintre cubain d’origine africaine et chinoise, qui crée des êtres hybrides inspirés autant de Picasso que des étranges rituels de la Santeria (religion présente à Cuba chez la diaspora africaine), comme dans Zambezia, Zambezia (1950).

La Deuxième Guerre mondiale marque un tournant : avec l’invasion de la France, beaucoup de Surréalistes émigrent en Amérique et certains découvrent l’art considéré comme magique des tribus indiennes. Plusieurs d’entre eux, comme Ernst (installé à New York à partir de 1941), racontent métaphoriquement le déchirement provoqué par le conflit en peignant des paysages stériles et dévastés, peuplés de formes étranges, symboles palpables de l’angoisse et du désespoir (L’Europe après la pluie, 1940-1942). C’est justement après la Deuxième Guerre mondiale que l’intérêt pour la magie, les sorcières et les incantations semblent les plus forts chez les Surréalistes, comme si le monde magique pouvait participer à apaiser les consciences face à l’horreur mécanique nazie et constituer un refuge en dehors de ce monde devenu encore plus fou qu’en 14-18.

L’exposition met en lumière plusieurs artistes femmes qui, dans les années quarante-cinquante, adoptent volontiers la figure de la sorcière comme alter-ego. C’est le cas de Leonor Fini ainsi que de l’Anglaise Leonora Carrington, fortement représentée (tout comme elle l’est à la Biennale d’art non loin du musée Peggy Guggenheim) : compagne de Max Ernst entre 1937 et 1940 puis installée au Mexique à partir de 1941, elle aime puiser ses sources iconographiques dans la culture celtique tandis que, formellement, elle s’inspire régulièrement du bestiaire fantastique d’un Jérôme Bosch pour produire des scènes dépeignant des forces surnaturelles à l’oeuvre. Ses tableaux fonctionnent souvent comme des rébus, où elle accumule des objets cryptiques qui revêtent une signification symbolique – rappelant au passage les associations d’objets incongrus chéries par bien des  Surréalistes, tels que Magritte et Dalí. Ainsi en est-il dans La chaise, Daghda Tuatha Dé Danann, peint en 1955 : Dadga, divinité mythique des Celtes d’Irlande apparaît sous la forme d’un trône cérémoniel gravé de symboles ésotériques tandis qu’une force surnaturelle prenant l’aspect de rayons diaphanes et ondoyants donne naissance à un oeuf et à une rose posés sur une table – symboles de la reine Morrigan, épouse de Dagda. Le masculin et le féminin s’unissent dans cette totalité d’essence mystique.

Mais ce sont deux peintres moins attendus que ceux jusqu’à présent cités qui constituent les vraies découvertes de cette exposition : l’artiste espagnole Remedios Varo (1908-1963) et le suisse Kurt Seligmann (1900-1962), auxquels deux salles sont consacrées. La première peint, comme son amie Carrington, de manière très méticuleuse des scènes figuratives qui semblent sorties de contes pour enfants, avec une imagination et une poésie qui en font tout le charme. Il n’est pas étonnant que son Celestial Pablum [nourriture céleste] (1958) soit l’un des tableaux les plus appréciés des visiteurs de l’exposition : il représente, dans une maison dont un pan s’ouvre pour en laisser voir l’intérieur, une femme attablée devant un croissant de lune enfermé dans une cage qu’elle nourrit de poussière d’étoiles pompée par une cheminée. Celleci transperce le plafond et avale la voûte céleste qui se déploie dans un scintillement primordial à l’extérieur. Serait-ce une métaphore de l’imagination enchaînée dans nos sociétés si rationnelles que cette lune encagée ? Ou au contraire une affirmation du pouvoir de régénération du monde par l’imagination – et par la femme ? On ne sait.

Kurt Seligmann, lui, n’est pas seulement peintre, il est également auteur : cet artiste suisse qui avait accumulé des centaines d’ouvrages sur la sorcellerie, la magie et l’alchimie a publié en 1948 un livre intitulé Miroir de la magie qui reparcourt l’histoire de la magie de la Mésopotamie antique au XIXe siècle (Carrington en fut une lectrice admirative). Installé aux États-Unis en 1939, sa peinture met en scène des êtres mi-biomorphiques mi-hybrides, inspirés du monde minéral et de celui des insectes, rappelant de loin les tableaux de Bosch mais entretenant des accointances certaines avec Dalí, Masson et les figures mouvantes d’un Stanley William Hayter. Il dépeint des sarabandes virevoltantes, aériennes et colorées qui rappellent les sabbats de démons des légendes médiévales. Mais, à côté de ces artistes clairement passionnés par l’histoire de la magie, on pourrait tout aussi bien considérer comme étant constitués d’une dimension magique les tableauxrébus d’un Magritte, les compositions savantes d’objets protéiformes d’un Dalí, les paysages biomorphiques d’un Yves Tanguy ou encore les forces cosmiques et primordiales représentées par un Roberto Matta. L’exposition le montre in extremis en réunissant dans une dernière salle les oeuvres des peintres susnommés.

Car en fin de compte, si le magique concerne presque tous les Surréalistes et les nourrit à des degrés divers, ce n’est pas tant par son iconographie et son bestiaire (sorcières, mages, démons etc.) que parce qu’il appartient, comme le rêve, au « surréel ». L’intérêt pour les univers magiques – occultes, alchimiques, mythologiques etc. – des Surréalistes naît en fait de leur recherches sur le surnaturel en général, sur ces phénomènes qui transcendent l’univers tangible, pour parvenir à l’idée de surréel, qui recoupe une dimension cachée, intrinsèque à la réalité. Breton lui-même, qui à la fin de sa vie publia L’art magique (1957) définissait simplement la magie comme ce pouvoir permettant de rendre visible l’invisible. Il est évident qu’aucun des Surréalistes ne croyait réellement aux mages et aux sorcières. Le magique considéré par le Surréalisme constitue en fait une autre dimension de la réalité, qui n’obéit à aucune de ses règles physiques. Fruit de l’imagination, il correspond aussi à la libération totale des pulsions humaines – ces pulsions cachées analysées par Freud et qui intéressaient tant Breton et ses amis. Car le mage qui est-il, si ce n’est celui qui possède la toute-puissance ? Il peut changer de forme à volonté, faire advenir des évènements et modifier le cours des choses d’une simple formule magique ou grâce à un rituel codifié. Il se distingue du commun des mortels, il leur est supérieur, car il a été initié à certains secrets. Il est celui qui voit, celui qui sait. Qui plus est, son savoir est performatif : sa connaissance des secrets lui permet d’influer le cours des choses, de transmuter la matière, d’améliorer ou de saccager le monde. Le magicien est démiurge. Il est le fantasme ultime de nos inconscients. Et démiurges les Surréalistes l’ont été assurément : comme aucuns avant eux, ils ont régénéré toutes les traditions ésotériques du passé comme l’astrologie, la divination, l’alchimie, la magie, les contes et les légende, pour trouver une nouvelle voie vers l’inconnu qui ne passe ni par la science, la religion ou la croyance.

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed