En son Espace Projet, le MCBA accueille Sarah Margnetti, lauréate 2022 du Prix Manor Vaud. Un beau travail singulier et personnel sur fond de réappropriation du corps et des désirs féminins.
Rideaux voyeurs entrouverts, oreilles géantes à l’écoute, mains et doigts aux ongles interminables étroitement entrelacés ou caryatides contemporaines, l’univers de Sarah Margnetti annonce d’emblée la couleur : un jaune safran lumineux et énigmatique pour pigmenter les chairs en fragments que sa peinture égraine le plus souvent à même les murs, les fenêtres et les persiennes des lieux qui l’accueillent. Elle aime intervenir in situ, directement sur la peau des espaces architecturaux. C’est sur celle de l’Espace Projet du MCBA qu’entre vitres et parois mais aussi à travers une série d’oeuvres autonomes réalisées depuis 2016 comme autant de petits théâtres des corps en morceaux, la lauréate du Prix Manor Vaud 2022 a déployé jusqu’en janvier ses Supportive Structures, ou structures de soutien.
Depuis 1982, tous les deux ans, le Prix Manor, pour la promotion des jeunes talents, distingue une démarche en arts visuels (peinture, sculpture, photographie, art vidéo, installations…) à un moment-clé de leur parcours, dans l’idée de donner une impulsion décisive à leur carrière. Les quatre autres primés de l’année, Lucas Herzig pour le Tessin, Gil Pellaton pour le canton de Berne, Dominic Michel pour celui d’Argovie et Claudia Kübler pour celui de Lucerne exposent tous dans les musées d’art de leur région : MASI à Lugano, Centre Pasquart à Bienne, Aargauer Kunsthaus à Aarau et Kunstmuseum de Lucerne. Le prix Manor est une distinction particulièrement intéressante et visible, puisqu’elle associe un chèque, l’achat d’une oeuvre et une exposition avec un catalogue.
RÉBUS ÉROTIQUES
Avec son jaune emoji ou jaune banane d’Andy Warhol ou encore jaune des visages de la famille Simpson (comme le relevaient joliment Gabrielle Boder et Tadeo Kohan du Collectif Détente lors de l’exposition de la Ferme de la Chapelle au Grand-Lancy qui faisait dialoguer sur les murs Sarah Margnetti et Charlotte Herzig), l’artiste revisite une couleur souvent mal-aimée. Jusqu’au Moyen Âge pourtant, raconte Michel Pastoureau l’historien déchiffreur de la symbolique des couleurs, elle était l’emblème de la lumière, du sacré et de la connaissance. L’une des trois couleurs primaires (soit celles qui, avec le rouge et le bleu, ne proviennent d’aucun mélange mais les permettent tous), le jaune est une teinte paradoxale qui peut aussi bien être positive (solaire, active, joyeuse) que négative symbolisant mensonge et trahison. Avec sa palette ocrée et ses anatomies féminines éclatées dessinées avec une fraîcheur et une immédiateté qu’on dirait presque venues de cartoons limités à une bichromie économique et devenue vintage, Sarah Margnetti vient proposer un jeu de cache-cache entre dévoilement et dissimulation, comme entre l’intime et le monumental, le dedans et le dehors, les deux et les trois dimensions. Ce faisant, elle invente les codes et les icônes d’un nouveau langage, où souvenirs mythologiques et touche pop californienne s’acoquinent ; où illusions d’optique (ces drapés de rideaux et ces faux bois et faux marbres finement veinés et confondants de véracité) scellent avec la simplicité stylisée des formes des mariages contre nature qui instaurent des rapports ambigus et déstabilisants avec l’espace ; et où trompe-l’oeil virtuoses et fausse naïveté se renvoient la balle avec un brin d’humour fantasque.
Ce langage qui parle par rébus reste en grande partie crypté, ses codes secrets, ses messages non verbaux, ses protestations à demi-masquées. Mais leur ton n’en est pas moins clairement féministe. Les rideaux qui induisent l’idée de mise en scène et qui littéralement lèvent le voile se font métaphore d’un processus de découverte de soi. Les seins, les fesses, les tissages de doigts et autres parties anatomiques, monumentalisées, évoquent une réappropriation de son propre corps et de ses désirs. La figure de la caryatide renvoie à la place de la femme comme pilier de la famille et de la société. L’oreille surdimensionnée symbolise l’écoute, l’attention aux autres comme à soi-même, tout en rappelant qu’à l’interne, elle est aussi le siège de l’équilibre. Quant au jaune des carnations, il oscille entre le doré des apparences et le grinçant des réalités.
Jamais les corps de Sarah Margnetti n’apparaissent dans leur entièreté. Ils ne sont que membres et organes sensoriels et sexuels dépareillés, fréquemment démultipliés, souvent détournés de leur fonction première et incrustés dans l’architecture (un mur, une fenêtre, un rideau…) ou dans son mobilier (une chaise, une cheminée, une bibliothèque…). Morphologies disloquées, ils apparaissent blasonnés, totémiques, fétichisés, évoquant peut-être – le fameux corps morcelé de Lacan. La mosaïque de Sarah Margnetti n’est jamais assemblée une fois pour toutes. Elle ne cesse de se reconstruire et de se trouver des déclinaisons nouvelles. Comme celles d’un érotisme réinventé questionnant aussi bien la symbolique des différentes parties du corps féminin que les discours sur le regard, les sexes et les genres. Et sa dissémination des fragments renvoie aussi bien à une vulnérabilité qu’à une force de résistance et une liberté enfin revendiquée.
LES DÉMEMBREUSES DE CORPS
Notre monde éclaté et toujours plus dématérialisé nous renvoie désormais une image radicalement transformée du corps humain : imageries médicales, greffes, fécondation in vitro, clonage, bodybuilding, transsexualisme… Il ne nous apparaît le plus souvent qu’en pièces détachées. Mais la numérisation croissante de notre univers provoque aussi, par contrecoup, un fort retour du corps dans l’art contemporain. Et avant tout chez les femmes artistes. « Je n’ignore pas, écrit Laure Adler dans son récent ouvrage Le corps des femmes (Albin Michel, 2020) que l’acte de peindre est, par nature, d’ordre sexuel et que peindre une femme dans et sur un tableau a aussi été une manière de s’approprier une image, un corps, une vision. Je n’oublie pas que le mot même de pinceau veut dire petit pénis et que l’espace de la toile où le peintre va travailler nécessite un corps-à-corps ». D’où ce besoin pressant des femmes à reprendre possession d’elles-mêmes, telles Louise Bourgeois, Carol Rama, Mona Hatoum, Sarah Lucas, Kiki Smith et bien d’autres. Sarah Margnetti est de la famille de ces femmes-là, ces démembreuses de corps qui tout à la fois dénoncent l’usurpation de leur image et leur identité profonde et se réapproprient les pièces du puzzle identitaire à travers lequel elles entendent désormais exprimer leur point de vue et leur ressenti.
Après un bachelor en Arts Visuels de l’ECAL, Sarah Margnetti a poursuivi ses études à Genève avec un Master HES-SO à la HEAD, avant d’aller perfectionner encore sa pratique à l’Institut Van der Kelen-Logelain à Bruxelles, l’unique école au monde à enseigner depuis 1882 les techniques traditionnelles de la peinture décorative, notamment la maîtrise parfaite des imitations de bois et de marbres et autres procédés ornementaux. Vivant aujourd’hui entre Bruxelles et la Suisse, elle a déjà montré son travail dans de nombreuses expositions, principalement collectives, en Suisse et en Belgique.