Le cinéma d’Artpassions
Considéré comme un chef-d’oeuvre de la Nouvelle Vague, La Maman et la Putain est resté longtemps invisible.
Sa ressortie, dans une version allongée et restaurée, invite à l’analyser au-delà du scandale qu’il provoqua.
En 1969, la voix d’une femme fascinait deux hommes le temps d’une nuit. Elle s’appelait Maud, Françoise Fabian l’incarnait de façon définitive. En 1973, Jean- Pierre Léaud prenait le relais de cet envoûtement par la parole, dans un projet fou de près de quatre heures, intitulé La Maman et la Putain. À la façon d’une expérience de philosophie en laboratoire, son scénario était élémentaire : un homme au centre, deux femmes, chacun s’interrogeant sur sa liberté. Le « vouvoiement général et le principe du triangle » renvoyait précisément, selon le metteur en scène, « aux rites de la tragédie classique modernisée en surface ». Mais un demi-siècle après sa création, cette tragédie parle-t-elle encore de notre présent ?
Assurément oui, pour son procès contre la modernité, dont la pertinence persiste : « Ne pas avoir d’argent n’est pas une raison suffisante pour mal manger. » « On peut tout demander à ceux qui acceptent de l’argent d’autres hommes, même de baisser leur pantalon ». « On a oublié deux choses dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : le droit de se contredire
et le droit de s’en aller ». Autant de répliques devenues cultes pour leur portée politique, qui ne doivent pas faire oublier la dérision d’Alexandre, le protagoniste : « Je suis persuadé que tout ce qui est arrivé dans le monde ces dernières années est totalement dirigé contre moi. » Quant à savoir s’il exagère, « peu importe la justesse de ce qu’il dit, note Eustache. Ce qui compte, c’est l’invention. On y découvrira, en passant, comme dans tous les paradoxes, une part de vérité ». Ces délires poétiques d’un séducteur s’évertuant à convertir le monde en mots afin d’ensorceler l’autre sexe font tout l’éclat de l’oeuvre, en effet – tant il est vrai que la parole constitue la musique d’un être, et que celle de Léaud est unique.
Ce qui s’avère moins d’actualité, au premier abord, c’est le silence religieux des femmes à qui ces soliloques sont servis. « En vous donnant à un seul homme, vous volez tous les autres », reproche Alexandre à une ex-amie. « Vous souffrez, ou vous faites semblant ? Vous n’êtes jamais très sérieuse », assène-t-il à une autre. « Moi je ne quitte personne, je laisse les autres le faire. Vous ne voudriez pas que je fasse le travail de quelqu’un d’autre ? », ose le gandin. Sans oublier sa vision improbable de l’histoire érotique : « Au commencement des temps, tout le monde baisait avec tout le monde, et un jour quelqu’un a décidé de garder une femme pour lui seul. Il a dit elle est à moi n’y touchez pas, ç’a été le premier amour. » De fait, jamais le pédant ne retourne-t-il ses discours contre lui-même. Et si vivre à trois, entre une maman qui le protège et une putain avec qui il couche, lui paraît légitime en tant qu’homme, cela se révèle à ses yeux inadmissible… pour une femme. Au point de croire que le scénario désignerait un abîme irréconciliable entre masculin et féminin, peu compatible avec l’actuelle déconstruction du genre ? Mais ce serait sans compter la modernité du réalisateur, qui soudain rebat les cartes. Grâce au monologue célèbre de Veronika : « Il n’y a pas de putes sur Terre. La femme mariée qui est heureuse et rêve de se faire baiser par n’importe qui, est-ce que c’est une pute ? Il n’y a pas de putain. Il n’y a que des sexes. » Puis lorsque les amantes humiliées reprennent le pouvoir de concert, s’amusent à maquiller l’homme, à le féminiser, jusqu’à lui répéter : « Votre sexe n’a aucune importance, Alexandre. » Le charme solaire de Bernadette Lafont, et le beau visage de pietà triste de Françoise Lebrun, font le reste.
À la fin, que retenir de ce badinage aux cadres et à la photographie splendidement sobres, tourné entre le Flore et les Deux Magots, où l’on affronte le réel à deux banquettes de Sartre, en bavardant et en clopant ? D’abord, une intelligence du dispositif qui, à travers le cas d’une seule maîtresse, dissèque l’infini du désir. Ensuite et surtout, la sensation tangible du passage du temps, qui n’a rien à voir avec la durée du film : d’un café, d’un lit à l’autre, dans cet espace en noir et blanc où l’on écoute les chansons en entier, on voit des personnages de cinéma exister sous nos yeux – c’est-à-dire aimer et souffrir dans un monde si contradictoire, si tragique et si proche du nôtre que, s’il n’était pas faux, ce pourrait bien être le même.