Quelles sensations étranges, étranges parce que contradictoires, provoquent l’entrée, la visite et la
sortie d’une exposition Kokoschka comme celle qui se tient cet hiver au musée d’Art Moderne de Paris
(visible jusqu’au 12 février prochain). À la fois dérouté et happé – enclos de sirènes ! –, allant d’une
salle à l’autre, le long de cimaises courbes, on se constate tour à tour – et en l’espace d’une seconde
parfois – violenté et conforté, amouraché et nauséeux, alourdi et allégé…, et l’on ressort hanté, par
cette signature d’abord, qu’on vient de voir frapper partout, deux lettres qui peuvent aussi signifier que
tout est bien ou que tout est mal, suivant l’ordre dans lequel on les lit, que le combat (mais quel combat ?) s’achève gentiment ou non : OK.
Dans une exposition comme dans la vie, on tire le fil rouge qu’on veut. Oskar Kokoschka (1886-
1980), né à Pöchlarn, non loin de la capitale de l’empire austro-hongrois, et mort à Montreux, fut
l’un des grands portraitistes du XXe siècle, – ce que se redit sans doute cette dame à grands clips de
cristal qui, face aux récalcitrants Enfants jouant de 1909 (depuis saint Augustin au moins, on sait que
l’enfance n’est pas tout à fait le royaume de l’innocence), déclare admirative : « C’est très beau et très
juste ! » ; et cependant qu’elle continuera de goûter de cadre en cadre, de cartel en cartel, l’art de décaper
et de subtiliser les êtres – jusqu’à l’os et l’âme – de ce fils de la Sécession, son mari, anorak rouge fermé jusqu’au menton, s’intéressera peut-être plus particulièrement aux autoportraits, si justement célèbres.
Et, avant de s’émouvoir une nouvelle fois ou pour la première fois devant celui de 1917, sur lequel
le peintre au regard lourd et rond, en digne héritier du mélancolique Dürer, suggère les séquelles
grouillantes de son engagement au front ; avant de saluer, chapeau bas ! l’autoportrait « en artiste dégénéré » peint en 1937, avec ses verts craquants, et ses bras dignement croisés comme ceux de la Joconde, grand pied de nez aux Nazis qui vidèrent les musées de ses oeuvres ; avant donc ces deux-là, on peut voir – avec notre visiteur en rouge – cet ancien profil en plâtre de Liszt que Kokoschka a réemployé
en 1910, l’arasant et le peignant en rouge et noir pour s’y représenter lui-même – fougue et culture !
D’autres fils rouges ? Ce couple d’étudiants, longs dans leurs sombres vestes de velours chinées, qu’accompagne une femme de cinquante ans à grand décolleté et canne, suivent la voie de l’Amour, c’est
certain, s’arrêtant plus longtemps devant les représentations d’Alma Mahler, la veuve de Gustav ellemême
musicienne, avec qui Oskar eut une relation passionnée – ce crayon de 1913 par exemple –, et devant les petites photographies de la grande poupée que le peintre fera réaliser plus tard à l’image de sa maîtresse perdue, et qu’il finit par détruire au cours de ce que nous appellerions aujourd’hui une « performance ».
Mon fil rouge à moi fut celui du paysage, genre que l’on n’associe peut-être pas d’emblée à l’auteurillustrateur des Garçons qui rêvent (1917) et au portraitiste de Konrad Adenauer (1966) ; et pourtant il y a là de quoi saisir certains traits essentiels de l’univers d’O.K., au premier rang desquels sa
conscience et sa maîtrise technique de grand observateur, et son aspiration – qui peut se traduire
par le rejet d’un point de vue unique – à voir audelà des bornes, à voir loin, haut… Les paysages de Kokoschka claquent comme des étendards de liberté. Paysage hongrois de 1908, étendu, bucolique
et brumeux comme une sonate de Schubert ; Paysage des Dolomites, Tre Croci de 1913, aux montagnes mauves et aux sapins de contes, où l’on s’enfonce ; Londres, petit paysage de la Tamise de 1926, où s’attardent encore les panaches et les brumes de Turner et où les piles des ponts ne sont pas moins fières que les tours de Westminster ; Prague, nostalgie de 1938, nouveau Pèlerinage pour l’île de Cythère ; ou encore cette vue de Delphes de 1956 où, comme sur un rouleau chinois, se déploient le sanctuaire, la vallée, la haute montagne et le bras de mer.