Chacun sait que les plus extraordinaires parfums du monde sont signés Serge Lutens. Leur auteur eut cent vies : avant l’univers invisible des fragrances, il fut l’un des plus prodigieux créateurs d’images de mode du XXe siècle. Légende vivante, homme secret, l’artiste a réservé l’un de ses rares entretiens aux lecteurs d’Artpassions.
Freud affirme que l’inconscient n’a pas conscience du temps. Une chose d’hier peut percuter un souvenir vieux de soixante ans, avec la même vivacité. Vous êtes d’accord avec cela ?
J’adhère totalement. Je pense qu’on signe une espèce de pacte invisible dans l’enfance, qui efface le temps. L’enfance décide quelque chose, qui se fixe à tout jamais. Et pourtant, sur le moment, on ne le sait pas. On décide sans savoir.
L’enfance, c’est aussi cette promesse de l’aube dont parle Romain Gary : ce lien avec la mère qui sera fatalement désuni, une promesse que la vie ne peut pas tenir…
La mère de Romain Gary, en effet, n’était pas mal dans son genre ! Mais la mienne aussi. Dans mon cas, cette promesse se fana précocement.
Votre destin s’esquisse en 1942 à Lille, en pleine loi Pétain contre l’adultère. Votre mère est mariée, et trompe son mari avec votre père : lorsque vous naissez, elle ne peut vous garder. Vous serez élevé par une autre famille. Considérez-vous avoir été abandonné ?
Je préfère parler de vide, plutôt que d’abandon. J’ai passé ma vie à attendre ma mère. À cause de cette pièce manquante, je suis en morceaux.
Portez-vous le nom de votre « vrai » père ?
Oui, mais trois ans durant mon premier nom – celui de ma mère – fut Fleuris.
Pour un parfumeur, être né Fleuris, telles les roses qui fleurissent, quelle coïncidence !
On pourrait même parler du vent dans les fleurs, tant j’avais l’impression de ne voir ma mère qu’en coup de vent, en courant d’air…
Associez-vous au souvenir de votre mère un parfum ?
Non. Je n’ai même pas la mémoire de sa peau. Tout s’est effacé. De l’enfance, je ne conserve que des odeurs très primaires : la terre après la pluie, des plantes de jardins…
On parle bien de Mère Nature…
Oh oui, je n’y avais pas songé. C’est joli.
Votre père travaillait pour les chemins de fer. Vous ne vous êtes pas entendus.
Lorsque je la voyais, ma mère se plaignait de lui : elle lui en voulait de n’avoir pas été épousée. Petit garçon, j’étais complètement du côté de ma mère.
Votre mère sort brisée de ce drame social. Une image vous marque à vie : sa robe élégante en crêpe noir posée sur un drap bleu, qu’elle ne portera plus. À quatorze ans, on vous place dans un salon de coiffure, où vous allez parer, maquiller des femmes. En transcendant ces corps, y avait-il le sentiment de lutter contre la mélancolie de votre mère ?
Bien sûr. J’ai si souvent eu le désir de « sortir ma mère du puits ». En embellissant les femmes, je procédais à une réparation.
Lorsqu’on coiffe quelqu’un, on se voit dans le miroir : on se reflète dans l’oeuvre créée…
C’est vrai. On fusionne avec le modèle. D’ailleurs, après une coupe, je m’ébrouais comme un chien mouillé pour me débarrasser du fantôme de l’autre, qui restait collé à moi…
Bientôt, va éclore l’idée de photographier des femmes que vous « réinventez », dont vous mettez en scène les visages. Comment choisissez-vous vos premiers modèles ?
Pas pour leur beauté immédiate. J’étais attiré par les êtres sur qui j’entrevoyais tout un travail de transformation. Ayant renoncé à exister, ma seule confiance découlait de la beauté que je pouvais déclarer sur quelqu’un. J’avais besoin de me composer une image.
Au musée Guggenheim de New York, en 1973, vos photographies sont présentées comme des hommages aux maîtres de la peinture : Monet, Seurat, Picasso, Modigliani… Qu’est-ce qu’un grand peintre, selon vous ?
Quelqu’un qui, à travers chaque sujet, par sa trame, met au jour son propre portrait. Soulages expliquait qu’en arrivant à Paris après la guerre, il avait été subjugué par les fissures colmatées au goudron sur les murs de la gare de Lyon. Toute son oeuvre est dans cette subjugation.
L’obsession du noir vous rapproche de Soulages : est-ce une couleur ?
C’est un contour, une forme et une contreforme, un à-plat, une zone, une sorte d’objet infini, mais bien sûr que le noir est aussi une couleur.
En 1963, vous présentez des premières oeuvres à Vogue… Avec appréhension ?
Vogue, pour moi, c’était l’ordre du Carmel. Pénétrer dans leurs locaux, c’était comme entrer dans les ordres. Tout me paraissait si mystérieux, si occulte, que je m’étais préparé une tenue spéciale : je me fardais de poudre blanche pour me protéger.
Très vite, vous allez collaborer avec des légendes de la photographie : Richard Avedon, Guy Bourdin, Irving Penn… Que retenez-vous de ces artistes mythiques ?
Avec Guy Bourdin, nous avons conçu ensemble beaucoup d’images durant ce que j’appelle sa période graphique. C’était comme un jeu. Mais un jeu changeant: rose au début, et à la fin terriblement noir. Quant à Avedon, il avait une façon unique de travailler avec ses modèles. On savait que l’image allait être
réussie par la joie qu’il répandait dans le studio. Il était brillant, amusant, splendide : lorsqu’il tenait son appareil on était sous une cloche de verre fantastique où tout était permis, où tout pouvait se produire.
Les personnages de femmes que vous avez photographiés ressemblent à des mannequins de cire : peau blanche, noir du contour, couleurs magiques. Sont-elles vivantes ?
Il est vrai que le fard blanc fait quitter la chair pour entrer dans l’image. La muse de Max Ernst, Dorothea Tanning, scrutant mes portraits, avait songé au poème La Dame de Shalott, l’histoire d’une princesse qui ne pouvait voir son chevalier apparaître que dans le miroir…
En somme, vous vous fondiez dans vos modèles au moment de l’image…
Oui et dès qu’elles sortaient du miroir, l’histoire était terminée. Quelque chose s’évaporait. Elles quittaient l’illusion. L’étape de la vie prosaïque ne m’intéressait plus.
En 1967, Christian Dior vous confie sa nouvelle ligne de maquillage. Vous élaborez alors une gamme de fards aux coloris inédits : des beiges, des pourpres, des bruns foncés… Le succès est planétaire. Diana Vreeland, rédactrice en chef du Vogue américain, publie un article intitulé : Serge Lutens, Revolution of Make-Up. Un siècle plus tôt, en 1863, Baudelaire écrivait : La mode doit être considérée comme un symptôme du goût de l’idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d’immonde, comme une déformation sublime de la nature. Avec les « tutos maquillage » d’Instagram, on est loin de cet idéal baudelairien, non ?
Oh combien. Baudelaire ajoute dans cet éloge que la femme est idole, et qu’elle doit se dorer pour être adorée. C’est magnifique. De nos jours, ce qui se passe dans ce domaine, c’est sale. Unification de l’achat, appel à la possession… Le monde des réseaux sociaux me paraît triste et ennuyeux, manquant singulièrement de poésie.
Vous n’écoutez pas les influenceurs ?
Jamais de la vie ! Je risquerais d’être influencé…
Une tendance actuelle est le no make-up – soit pour une star, de s’exposer sans maquillage… Vous qui avez « fabriqué » mille visages de femmes, comment voyez-vous cela ?
Comme le comble du narcissisme ! Penser se suffire, c’est le contraire de l’art.
Il y a chez Baudelaire une vision genrée de la femme : le maquillage est associé à la féminité. L’époque affirme maintenant que rien n’est spécifiquement masculin ou féminin.
Les genres ont longtemps constitué des repères, sans doute artificiels, mais tellement ancrés. Dans les années cinquante, la frontière homme-femme était incroyablement déterminée. Il y avait des « grimaces » masculines et féminines. J’ai grandi dans un monde où les hommes devaient bouger leur visage comme ceci, les femmes comme cela. C’était si faux, vu d’aujourd’hui.
Féminité du bois, en 1992, fut présenté comme le tout premier parfum féminin/masculin, et accueilli comme une petite révolution…
Mes jus ont toujours été mixtes. Un sexe ne se détermine pas sur étiquette. Si c’est un homme qui porte mon parfum, il devient masculin. Si c’est une femme, il devient féminin.
Se maquiller, c’est aussi lutter contre les effets du vieillissement. Comment percevez-vous l’expression « anti-âge », imprimée sur certaines crèmes ?
C’est la négation du temps, or on ne peut se passer du temps. Si j’étais publicitaire, j’afficherais la beauté d’une femme sillonnée par les rides pontanées de sa vie, et en face je placerais un femme modifiée par la science, entre botox et chirurgie. Puis je laisserais le public choisir. Je suis convaincu qu’il choisirait la première femme.
Mais les effets du temps peuvent être rudes…
Bien sûr. Le visage qui descend, les traits qui se bouleversent… Pourtant, face au miroir, si je m’étire la peau, je me dis aussitôt : « Ne touche pas. » Finalement, il faudrait lire la beauté à l’envers. Commencer par la fin du livre, et remonter les pages, façon lecture arabe.
On dit que « le temps passe vite » ? C’est un cliché ou c’est vrai ?
C’est vrai – et cruel : car ça passe vite et en même temps, chaque minute est lourde à vivre.
L’équation semble sans merci…
À ce miracle près que pour survivre, nous avons la poésie.
Oscar Wilde déclare : « Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s’est passé. »
[Serge Lutens éclate de rire.] Mon dieu, j’ai l’impression que vous parlez de moi…
À côté de votre oeuvre plastique, vous êtes célébré dans le monde entier comme parfumeur. Né sans identité, vous composez désormais l’identité la plus intime qui soit. Mais au départ, ce domaine vous intéressait peu…
Ce n’est pas que les parfums m’intéressaient peu. C’est que mon obsession, durant de longues années, a exclusivement été le costume, le visage féminin.
Une révélation se produisit, chuchote-t-on, dans les rues de Marrakech…
Oui : l’épiphanie date de 1968, lorsque je découvre le Maroc et que j’éprouve ce choc olfactif… Essences, touchers, lumières : tout prend sens d’un coup. Tel un petit poucet, je commence à collecter des morceaux d’ambre, de bois, de cire… Cette collection va m’apprendre, petit à petit, à reconnaître et aimer les odeurs, à les associer.
Mais votre premier parfum, Nombre noir, sortira bien plus tard, en 1982…
C’est qu’au début des années quatre-vingts, la marque japonaise Shiseido m’a proposé de créer un parfum. Comme c’était une première, j’étais très fébrile. Vous savez, je suis autodidacte. Tout ce que j’ai créé dans ma vie – photographie, cinéma, maquillage –, s’est tissé en suivant une idée de beauté ; jamais la perspective d’une profession. Mes métiers, je les ai trouvés sur le bout des doigts, et le parfum au bout du nez.
Vous êtes dorénavant l’auteur de presque cent parfums. Dans les familles nombreuses, les parents confondent les prénoms… Vous souvenez-vous de chaque création ?
Au moment où je la fantasme, où je la rêve, il n’y a que ma création qui importe. Mais ensuite, je l’abandonne. J’ai un peu l’attitude de ma mère avec son enfant !
Les musiciens ignorent d’où viennent leurs mélodies. Comment naît un parfum ?
Cela peut commencer par un mot dans un livre, par une couleur, par n’importe quoi. C’est un appel. Le conscient compte très peu. Je dois être à l’écoute du parfum.
Le parfum parle ?
Bien sûr : c’est lui qui décide si c’est bien ou non. Je sais où je veux aller, et lui m’indique quand je prends la mauvaise route. C’est organique les essences, c’est un dialogue. À un moment, on va trouver une route commune, et on se rejoint. Le parfum me dit : « Ça y est. » Mais tout cela est mystique: n’écrivez pas que je crois aux fantômes !
Vous ne croyez pas aux fantômes – et d’ailleurs, vous avez perdu la foi…
Oui et non : n’oublions pas qu’encenser, c’est le premier parfum, celui qui élève vers le ciel…
Au-delà des essences, quels mots vous inspirent ?
Écoutez, par exemple, j’avais appelé un parfum Dent de lait. Je trouvais que l’expression avait un charme fou. C’est l’histoire d’une première perte, cette dent qu’on pousse avec la langue. Et j’aimais aussi que ce souvenir ne soit pas douloureux, car la relique placée sous l’oreiller se convertira en pièce… Pour moi c’était ravissant, or je me souviens qu’une journaliste avait jugé ce nom de parfum ignoble, dégoûtant. Les mots ne sont pas les mêmes pour tous.
À l’instar des odeurs…
Exact. J’ai une attirance pour celles qui semblent répulsives au premier abord, et même parfois terribles… parce qu’elles évoquent nos peurs et nos régressions.
Cela vous dérangerait-il que quelqu’un que vous méprisez porte l’un de vos parfums ?
Non, car j’ai appris à reconnaître que parmi les gens que je méprisais, j’étais présent. Jeune, je ne connaissais que deux verbes : adorer et détester. La vie m’a fait comprendre que dans le dégoût, il y a souvent l’expression du goût. Je ne suis plus dans le jugement.
Vous interdisez-vous d’employer certaines essences ?
C’est l’inverse. J’ai mes favorites, qui en excluent sans doute d’autres. Les encens, le musc, les épices, le miel, le bois, toute cette palette m’a beaucoup nourri. Mais rien n’est plus délicieux, n’est-ce pas, d’employer un mot que l’on s’était toujours interdit…
Votre lien au parfum est décidément celui d’un écrivain. Vous racontez vos jus comme des poèmes. Au sujet de Gris Clair, on lit en boutique: Grise telle la cendre sur l’air flottant, une poussière traversée de soleil. De la lavande, et pour que ce clair soit gris, de l’encens. Quant aux noms de vos créations – La Proie pour l’ombre, Le Palais des sables, L’Armoire à linge, La Dame de Heian, La Dompteuse encagée, Périlleusement vôtre, Des Clous pour une pelure, La Fille de Berlin – ce sont des titres de roman…
C’est drôle, la première chose vers laquelle je me dirige dans un appartement, c’est sa bibliothèque. Pour faire connaissance, c’est mieux que de regarder l’autre dans les yeux.
Mais si vous deviez trancher, êtes-vous un homme de mots ou d’images ?
Je me joue des mots, je les laisse m’envoûter, mais je ne crois pas savoir les assembler. À ce propos, mon nom est un mot : lorsque ma soeur avait interrogé ma mère « Pourquoi Serge ? », celle-ci avait répondu: « Car c’est un tissu que j’aime. » Qui sait que la serge est un tissage ? Lorsque j’ai créé Serge noire, certains ont pensé qu’il y avait une erreur d’accord…
Dans les années soixante-dix, vous acquérez, au coeur de Marrakech, une ruine entourée d’un jardin fou, débordant de jasmin. Depuis vous n’avez cessé de la rénover, de la décorer comme on farde un visage, avec les plus précieuses pièces d’artisanat du Maroc : mosaïques, zelliges, voûtes, frises d’arabesques… Quelle différence entre l’art et l’artisanat ?
L’artisanat, c’est une recherche de perfection. Ce n’est jamais fini, jamais assez bien. L’art au contraire ne se répare pas. L’art, c’est tel quel. C’est craché, comme on dit.
Et vous, Serge Lutens : êtes-vous un artisan ou un artiste ?
Je n’arrive guère à me définir. J’aime rester entre les mots. En suspension. Comme la mémoire d’un parfum que l’on serait seul à connaître, et qui dépasserait le langage.