Depuis près de vingt ans, un plasticien français trace un chemin singulier, où la poésie le dispute à un puissant imaginaire. Artpassions s’est invité dans son atelier.
Peu d’oeuvres convoquent si harmonieusement la tête et le coeur : face à une installation de Laurent Pernot, s’épanouit aussitôt un mélange de tendresse et d’impalpable mélancolie. On y rencontre pêlemêle quantité d’étoiles flantes, de voies lactées, de bougies perpétuelles, des poèmes en lévitation, une ribambelle d’enfants numériques ou nacrés, mille pétales, sans omettre les cotillons d’une fête révolue – et d’étranges objets fgés dans un givre immuable. Ces natures mortes jalonnent le parcours de l’artiste: « Ça a commencé avec une montre à gousset qui ne fonctionnait plus, se souvient-il. Face au mécanisme arrêté, j’ai songé à la glace, et j’ai eu envie d’associer l’objet à un geste sculptural. » Le plasticien assimile cette épiphanie au médium par excellence du passé cristallisé: « Prendre une photo, c’est bien sûr arrêter le temps, qui va se perpétuer à travers une image. L’expression papier glacé me parle beaucoup. Il y a cette idée d’une chose immobilisée, mais en même temps immortalisée.»
Face à ces lustres, ces vélos, ces bouquets pétrifés dans un froid infni, nous lui posons la question : quelle place la mort occupe-t-elle dans son geste créatif ? « J’aime qu’elle ne soit pas tout de suite palpable, afrme Laurent Pernot, même si elle nourrit en profondeur chacun de mes projets… Car j’ai du mal à concevoir que la beauté puisse exister sans la mort.» Nous nous souvenons ici que l’artiste a collecté, des années durant, des milliers de clichés de visages anonymes et disparus, dont il a procédé en-suite à l’efacement à travers des expérimentations chimiques. Pour s’apercevoir « que malgré tout, des traces fantômes demeurent sur le papier originel : un oeil, l’ombre d’une main… » Et qu’un simple regard suft à revivifer une présence entière. Est-ce à dire que rien ne s’eface réellement? Comme porté par l’esprit d’un Christian Boltanski, notre alchimiste médite : «L’oubli tient la main de la mémoire. »
Un mot cependant n’a jamais été oublié par Laurent Pernot : le temps. L’atteste sa récente installation Le temps de vivre, qui pose cette locution à quelques encablures de Lausanne, sur la surface du lac de Malbuisson, plus vaste point d’eau du Jura, et région natale du plasticien, qui note : « J’aime partir de l’histoire d’un lieu. Je suis remonté jusqu’au développement de la vie humaine autour de ce lac. Mais pour revenir à la question du temps, j’ai réalisé cette pièce au début de la pandémie, quand beaucoup de citadins ont éprouvé le besoin de réinvestir une nature qui leur manquait… Et au-delà du décor de la nature, sa temporalité si particulière.»
Alors soudain, la surface fuide où se posent ses mots, avec ses vacillations, ses jeux de refets, matérialise la fragilité de l’homme face à l’irréversible.
C’est l’eau encore qui converse avec la sculpture d’Antinoüs révélée en 2021, au coeur de Paris. Pourquoi le choix de cet éphèbe, favori de l’empereur Hadrien au IIe siècle après J.-C.? «Dans l’histoire, si l’on écarte la religion, c’est la seule fgure qui incarne une sorte de dieu qui a vraiment existé. » Pernot n’ignore pas que son demi-dieu ex-prime un symbole d’amour et de beauté, mais ce qui le subjugue, «c’est qu’en sa légende, l’un et l’autre se confondent». D’où l’idée de mêler le visage mythifé à un visage contemporain, comme si le passé pouvait reféter, dans ce qu’il a de plus sacré, un fragment du sentiment présent. L’oeuvre devient plus poignante encore lorsqu’on se rappelle qu’Antinoüs est mort noyé dans le Nil, à vingt ans. Les bustes du garçon sont nombreux : lequel l’artiste a-t-il mis en scène ? «J’ai sélectionné l’un des plus reconnus, ciselé un an après la mort du modèle, approuvé par Hadrien lui-même, qui rêvait que l’image de son amant fascine les générations suivantes…». Quant à Te Everlasting Nature of Heart, l’artiste a emprunté aux réserves du musée du Louvre le moule d’une pièce dont l’original est conservé à Rome, afn d’en reproduire un tirage unique, au sein duquel il a creusé une cavité où se loge une feur. «Je voulais fouiller dans cette poitrine, là où se trouve le coeur… L’idée du végétal est venue spontanément. J’ai été bouleversé par le contraste entre la vitalité de la plante et l’impérissable beauté de cette statue. Désormais, il faut renouveler tous les trois jours la feur qui périt, mais le buste, lui, reste là».
De la nature éphémère au portrait éternel, éclot un ultime voyage : celui qui mène, comme dans l’air de Françoise Hardy, au Temps de l’amour.
À bien y réféchir, l’amour s’avère le mot crucial du lexique pernotien. Il suft pour s’en rendre compte d’observer l’un de ses multiples Kiss : ces deux lèvres par exemple, se frôlant dans le vide à la faveur d’une chaînette d’or. «J’ai souhaité traduire le moment suspendu que constitue un baiser, explique le concepteur, mais aussi l’illusoire fusion totale. La pièce tient sur un clou, les lèvres sont en plâtre : à tout instant, le lien le plus puissant peut chuter, se briser». Le temps de l’amour, c’est long et c’est court, entonne Françoise: comme dans Vision, où la fébrilité d’une famme se mue en regard, ces lèvres s’apparentent enfn à des éclats de vies, dont ne subsisterait que la passion…
Ce chemin sensible mène vers la dernière série de l’artiste, intitulée We are miserable, but love, suddenly, saves us. La technicité rare des pièces ex- posées – une alliance de marqueterie de roche et de bois peint – s’y révèle en efet au service d’un recueillement sur la nature profonde du désir et de la création. Leur auteur envisage chaque dessin tel un palimpseste, ou une relecture qui combine- rait des images illustres de l’histoire de l’art – de Van Gogh pour les feurs, aux esquisses japonaises et chinoises pour les montagnes. On est saisi par leur grâce. Mais chez Pernot, resurgit inlassable- ment l’idée du temps : « Mes marbres furent formés dans les abysses de la terre il y a des millions d’années. Chaque tranche découpée est la photographie minéale d’un secret du monde. »
Chaque tranche découpée est la photographie minéale d’un secret du monde. »
Dans les mois à venir, le plasticien transcendera d’autres secrets, et poursuivra son dialogue intime avec l’espace public : dans le cadre du programme national « Mondes Nouveaux », ses nouvelles pièces seront intégrées aux plus précieux sites du territoire français, à commencer par les bassins du parc de Saint-Cloud. Côté muséal, le Louvre- Lens lui a ofert de prendre la suite du couturier Christian Lacroix, pour assurer la scénographie d’une prochaine exposition historique… autour du paysage. On sait déjà qu’il fera beau.