POUSSIN ET L’AMOUR

Écho et Narcisse ou La mort de Narcisse, vers 1628
Froid, Poussin? On va s’aviser, à Lyon, que lorsqu’il peint des scènes d’amour, ses personnages rayonnent d’une tendre sensualité. Poussin passe pour un peintre sévère, diffcile, parce que, pour apprécier ses tableaux, il faut avoir des connaissances solides en histoire ancienne, en mythologie gréco-latine, en Écritures bibliques. Il ne parle pas spontanément au spectateur, comme les peintres impressionnistes, abstraits ou contemporains, dont les oeuvres se réduisent à des lignes sans signifcation, à des taches de couleurs sans sujet. Poussin est un peintre «intellectuel», au sens noble du terme, c’est-à-dire que sa règle n’est pas de se laisser prendre par les choses, mais, d’abord, de s’en emparer en les comprenant. Car d’être pris par les choses dont nous ignorons la nature réelle, n’ayant égard qu’à l’agrément que nous en retirons, c’est nous enchanter de nous-mêmes vainement. «Mon naturel me contraint de chercher et aimer les choses bien ordonnées, fuyant la confusion, qui m’est aussi contraire et ennemie, comme est la lumière des obscures ténèbres » (Lettre à M. de Chantelou, du 7 avril 1642). Nous sommes, ne l’oublions pas, dans le Grand Siècle. « Nos appétits n’en doivent point juger seulement, mais la raison » (Lettre du 24 novembre 1647). La méthode de Poussin est la même que celle de Descartes, qui insiste, dans les Regulæ, sur ce point: «Tâcher de parvenir à la connaissance de toutes choses.» Estce une raison pour croire que Poussin, parce qu’il est philosophe, est un peintre froid ? Ce serait le même contresens que celui...

Froid, Poussin? On va s’aviser, à Lyon, que lorsqu’il peint des scènes d’amour, ses personnages rayonnent d’une tendre sensualité.

Poussin passe pour un peintre sévère, diffcile, parce que, pour apprécier ses tableaux, il faut avoir des connaissances solides en histoire ancienne, en mythologie gréco-latine, en Écritures bibliques. Il ne parle pas spontanément au spectateur, comme les peintres impressionnistes, abstraits ou contemporains, dont les oeuvres se réduisent à des lignes sans signifcation, à des taches de couleurs sans sujet. Poussin est un peintre «intellectuel», au sens noble du terme, c’est-à-dire que sa règle n’est pas de se laisser prendre par les choses, mais, d’abord, de s’en emparer en les comprenant. Car d’être pris par les choses dont nous ignorons la nature réelle, n’ayant égard qu’à l’agrément que nous en retirons, c’est nous enchanter de nous-mêmes vainement. «Mon naturel me contraint de chercher et aimer les choses bien ordonnées, fuyant la confusion, qui m’est aussi contraire et ennemie, comme est la lumière des obscures ténèbres » (Lettre à M. de Chantelou, du 7 avril 1642). Nous sommes, ne l’oublions pas, dans le Grand Siècle. « Nos appétits n’en doivent point juger seulement, mais la raison » (Lettre du 24 novembre 1647). La méthode de Poussin est la même que celle de Descartes, qui insiste, dans les Regulæ, sur ce point: «Tâcher de parvenir à la connaissance de toutes choses.» Estce une raison pour croire que Poussin, parce qu’il est philosophe, est un peintre froid ? Ce serait le même contresens que celui qui a fait longtemps passer Racine pour doux. Rien de plus riche, au contraire, d’un feu caché, que cette manière d’écrire et de peindre. Ces deux artistes n’étaient pas des classiques pour rien. Une beauté contenue dans des règles éclate avec d’autant plus de force et de splendeur.

Nymphe endormie surprise par des satyres

C’est une excellente idée que d’avoir choisi, pour présenter Poussin, aujourd’hui, et le laver du soup- çon d’être austère et froid, un thème universel, abor- dable sans préambule, où tout le monde peut se re- connaître immédiatement : l’amour. Dans la vie de Poussin, on ne relève aucun épisode qui laisse à penser qu’il fût personnellement intéressé par ce thème : mariage bourgeois avec Marie Duguet, la flle de son bienfaiteur Jean Duguet, cuisinier de son état, qui l’avait recueilli dans sa maison et soi- gné quand il était seul et malade à Rome, mariage par reconnaissance pour le beau-père, donc, plutôt que par inclination pour la fancée. Aucune aven- ture extra-conjugale, train-train casanier, popote domestique dans sa petite maison du Pincio, exis- tence vouée tout entière au travail, dans un mé- pris total de la bagatelle. Et, de fait, ses tableaux de femmes nues et de rondes amoureuses sont peints selon la règle qu’il s’était imposée pour tous ses ouvrages, selon laquelle un tableau doit répondre plu- tôt à une pensée qu’à une sensation, à un exercice de l’esprit plutôt qu’à une excitation de la chair.

La Mort de Chione, vers 1619-1622, huile sur toile

On commencerait volontiers par la Nymphe en- dormie surprise par des satyres, du musée de Zurich, sujet tiré de l’Antiquité. Ce corps de femme nue pâmée, la tête renversée en arrière, surpris dans un alanguissement de tous ses membres, ofert aux regards lubriques de voyeurs, est d’un érotisme si brûlant, qu’il a été perçu à l’époque comme une provocation. Le tableau fait partie de ceux qui, souvent vandalisés, ont été victimes de repeints de pudeur. On touche ici au paradoxe de la création chez Poussin. La nymphe est peinte avec une per- fection glacée, elle se découpe sur le fond de pay- sage comme une statue qu’on aurait déposée sous les arbres, et pourtant, de cette froideur apparente, se dégage une ardeur singulière. Les satyres ne sont pas en train de dévoiler une statue, mais un corps palpitant de jeunesse et de vie. Le marbre s’est fait, magiquement, pulpeux.

Même chose pourrait se dire du tableau Écho et Narcisse, du musée du Louvre, qui représente le seul jeune nu masculin alangui de Poussin, le seul corps viril peint dans la même pose abandonnée. Les lèvres sont légèrement entrouvertes, l’oeil légèrement entrouvert, le jeune homme n’est pas encore mort, ces détails soulignent qu’il est conscient de la volupté qu’il dégage. C’est une des oeuvres les plus célèbres de Poussin, d’une sensualité qui trouble par l’exhibition de cette chair juvénile offerte à la délectation du spectateur.

Renaud et Armide, vers 1628, huile sur toile

Il est dommage que ne fgure pas à l’exposition L’Empire de Flore du musée de Dresde. Ce tableau présente dans une sorte de panorama synthétique tous les exemples d’amour malheureux puisés dans la mythologie grecque: Ajax se jette sur son épée et se tue, et de son sang jaillit l’oeillet; Narcisse se mire dans l’eau d’une amphore que lui tend Écho et donne naissance à la feur homonyme; Clytie lève son regard vers son amant Apollon qui s’enfuit sur son char; Adonis contemple sa cuisse ouverte par la défense du sanglier; enfn Hyacinthe touche la blessure mortelle de sa tête et regarde la feur qui portera son nom. Le mythe de Hyacinthe est un des grands mythes homosexuels de l’Antiquité: le garçon a été blessé par Zéphyr, amant d’Apollon, et jaloux de ce rival qui l’a supplanté. Que Poussin ait inclus ce mythe dans son tableau ne prouve pas une complaisance quelconque à ce thème; ce serait ridicule de le croire; la belle anatomie de Hyacinthe nu démontre seulement l’objectivité de Poussin. L’abondance de ses femmes dévêtues ne doit pas nous cacher qu’il s’intéressait à toutes les formes d’amour, vues d’un regard impersonnel.

Les femmes nues, en efet, sont si nombreuses qu’on pourrait s’imaginer le peintre habité par la même obsession que Titien ou Véronèse (ou Picasso, dont l’exposition de Lyon expose judicieusement des Bacchanales inspirées de Poussin). Voyez La Nourriture de Bacchus, du Louvre, (on se demande bien pourquoi, tandis que deux hommes nourrissent le nouveau-né, Sémélé, sa mère, toute nue, se pâme sur son lit et étale ses belles jambes, non dans l’attitude prostrée d’une accouchée, mais langoureuse d’une odalisque); La Mort de Chioné, du musée de Lyon (une insolente qu’Artémis a percée de ses fèches parce qu’elle avait réussi à séduire deux divinités de l’Olympe, Hermès et Apollon, mais pourquoi, là encore, l’avoir peinte toute nue, la fourrure du sexe bien en vue?); Midas devant Bacchus, du musée de Munich, avec au premier plan une femme nue renversée et le bras levé pour mettre mieux en valeur sa poitrine, (et qui n’a rien à voir ni avec Midas ni avec Apollon).

Tempête avec Pyrame et Thisbé, 1651

En de rares occasions, seulement, Poussin peint un couple, justifant ainsi, par l’étreinte amoureuse, la nudité de la femme: Acis et Galatée, du musée de Dublin, ou le couple de Renaud et Armide du musée de Dulwich. Le peintre, dans ces tableaux, se surpasse, dans la mesure où il y représente l’amour en action, si l’on peut dire, la femme cessant d’être statique pour entrer dans la dynamique de l’amour. Que de tendresse dans ces ébats ! Poussin nous fait toucher ici la palpitation du désir.

Il y a aussi, suprêmes témoignages de son génie, deux images de l’amour impossible, tant son registre était complet: Pyrame et Tisbé, du musée de Francfort, où l’égarement de la passion conduit à la mort, dans un magnifque paysage orageux, tableau qui est le chef-d’oeuvre absolu de Poussin; et Apollon amoureux de Daphné, du Louvre, son dernier tableau, inachevé. Apollon contemple à distance celle qui reste à jamais hors d’atteinte.

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed