JOHANN HEINRICH FÜSSLI LE PREMIER ROMANTIQUE

La mort de Didon, 1781
À travers une soixantaine d’oeuvres, le musée Jacquemart-André retrace, jusqu’à fn janvier, la carrière de l’artiste suisse Johann Heinrich Füssli (1741-1825). Celui-ci fut, trente ans avant Géricault et Delacroix, l’un des précurseurs de ce mouvement révolutionnaire appelé romantisme, le premier des avant-gardistes artistiques du XIXe siècle. Füssli est, un peu comme William Blake, actif à la même époque et traitant sensiblement le même genre de thèmes, de ces artistes qui sont plus célèbres pour leur imaginaire que pour la beauté de leur touche. Sorcières shakespeariennes, visions de cauchemars, sabbats dantesques et mythes nordiques sont sortis en plein âge néoclassique du cerveau fécond de ce personnage à la frontière de l’esprit des Lumières et de la sensibilité romantique. Bien que né en Suisse, c’est en Angleterre que se joue la carrière de ce peintre novateur. Incité à quitter sa ville natale Zurich après avoir révélé, dans un pamphlet écrit à quatre mains, le scandale des dépenses exagérées d’un édile local, Johann Heinrich Füssli débarque à Londres après un crochet par l’Allemagne en 1764, âgé de vingt-trois ans. À cette époque, il sait dessiner (il a appris les rudiments du métier en autodidacte) mais c’est surtout un homme de lettres. À Zurich, il était pasteur et durant ses études il avait lu avec assiduité Homère, Dante, Shakespeare et Milton. Il semble même qu’il ait entrepris de traduire en allemand Macbeth. La sensibilité de Füssli pour le grand auteur anglais ne s’en trouvera qu’accrue une fois qu’il s’installe à Londres : ses premières...

À travers une soixantaine d’oeuvres, le musée Jacquemart-André retrace, jusqu’à fn janvier, la carrière de l’artiste suisse Johann Heinrich Füssli (1741-1825). Celui-ci fut, trente ans avant Géricault et Delacroix, l’un des précurseurs de ce mouvement révolutionnaire appelé romantisme, le premier des avant-gardistes artistiques du XIXe siècle.

Füssli est, un peu comme William Blake, actif à la même époque et traitant sensiblement le même genre de thèmes, de ces artistes qui sont plus célèbres pour leur imaginaire que pour la beauté de leur touche. Sorcières shakespeariennes, visions de cauchemars, sabbats dantesques et mythes nordiques sont sortis en plein âge néoclassique du cerveau fécond de ce personnage à la frontière de l’esprit des Lumières et de la sensibilité romantique.

Bien que né en Suisse, c’est en Angleterre que se joue la carrière de ce peintre novateur. Incité à quitter sa ville natale Zurich après avoir révélé, dans un pamphlet écrit à quatre mains, le scandale des dépenses exagérées d’un édile local, Johann Heinrich Füssli débarque à Londres après un crochet par l’Allemagne en 1764, âgé de vingt-trois ans. À cette époque, il sait dessiner (il a appris les rudiments du métier en autodidacte) mais c’est surtout un homme de lettres. À Zurich, il était pasteur et durant ses études il avait lu avec assiduité Homère, Dante, Shakespeare et Milton. Il semble même qu’il ait entrepris de traduire en allemand Macbeth. La sensibilité de Füssli pour le grand auteur anglais ne s’en trouvera qu’accrue une fois qu’il s’installe à Londres : ses premières années outre-Manche, c’est d’ailleurs surtout au monde du théâtre londonien qu’il s’intéresse ainsi qu’aux lettres. Dès 1765, il publie une traduction anglaise des Réfexions sur l’imitation des oeuvres grecques dans la sculpture et la peinture de Winckelmann, ouvrage considéré comme le manifeste fondateur du néoclassicisme dans les arts. L’année suivante, Füssli se rend à Paris et voyage à travers la France, où il fait la connaissance de deux grands philosophes, Jean-Jacques Rousseau et David Hume. C’est non seulement un jeune homme extrêmement cultivé que ce pasteur zurichois, mais un esprit au courant des toutes dernières tendances du monde de l’art et des idées. Mais à cette époque, il ne peint pas encore.

C’est une autre rencontre avec un grand nom du temps qui va le pousser à mettre son intelligence et sa culture au service du pinceau plutôt que de la plume: de retour à Londres en 1767, il y fait la rencontre de Joshua Reynolds. Le fameux portraitiste est alors le premier président de la Royal Academy of Fine Arts et, de ce fait, à la tête de la politique artistique britannique, alors dans un moment de grande efervescence. Dans les années mille sept cent-soixante, la Grande-Bretagne, immensément riche grâce aux colonies américaines, devient la première puissance européenne à la suite de la Guerre de sept ans qui a épuisé la France, sa rivale historique. Mais la petite Angleterre souhaite également concurrencer la France dans le domaine des arts, sur laquelle celle-ci règne en maîtresse. La Royal Academy a pour but de former les artistes et de les exposer lors d’un salon annuel, sur le modèle de l’Académie royale de peinture et de sculpture fondée à Paris sous Louis XIV et de son célèbre Salon. Füssli montre ses dessins à Reynolds: celui-ci l’encourage à peindre plus et, surtout, comme tout bon artiste de l’époque, à se rendre à Rome, au pied des monuments antiques et des grands-maîtres de la Renaissance, afn d’y parfaire sa formation.
Comme Goethe, quelques années plus tard qui écrivit: «Tous les rêves de ma jeunesse, je les vois vivants aujourd’hui.» En franchissant la Porta del Popolo, Füssli, pétri de culture antique, dut, lui aussi, connaître l’extase en arrivant dans la Cité des papes. C’est du moins ce qui ressort de son activité extrêmement féconde pendant ses années romaines: non point tant au niveau artistique que pour ce qui est des relations intellectuelles. À Rome, Füssli se retrouve au centre de la communauté d’intellectuels expatriés. Tant est que Goethe, encore lui, écrit en 1775 à son propos: «Quel feu et quelle furie en cet homme.» Mais qu’en est-il de la peinture de cet homme érudit plein d’initiative? De sa période romaine seuls des dessins et une toile sont conservés. C’est en Angleterre qu’il faut retourner pour voir la peinture de Füssli éclore. En 1780, il est de retour à Londres, où il s’installe défnitivement. La plupart de ses tableaux les plus célèbres datent de ces années-là.

Prenons La mort de Didon (1781) et Tor luttant contre le serpent Midgard (1790). Dans les deux cas, bien que sur des modes diférents, la scène est dépeinte de manière très expressive. Du théâtre, dont il est passionné, Füssli reprend les poses afectées des acteurs, presque exagérées et pleines de drames, afn d’exprimer les émotions de ses personnages. Comme dans la plupart de ses oeuvres, dans ces deux toiles, il adopte un clair-obscur atypique pour l’époque. Il plonge ses scènes dans une pénombre dont ressortent, dans de violents contrastes, les fgures en pleine action. Le canon des personnages qu’il peint est, lui, plus en phase avec l’esthétique néoclassique de l’époque: bien bâtis et sculpturaux pour ce qui est des hommes, inspirés autant de l’antiquité que de Michel-Ange, qu’il étudia lors de son séjour romain. L’attention qu’il porte à la ligne et le teint souvent porcelainé qu’il donne aux chairs féminines comme dans La mort de Didon le rattachent encore à l’école classique.

Thor luttant contre le serpent Midgard, 1790

Mis à part ces traits anatomiques, l’esthétique de Füssli fait de lui un original – au même titre que les thèmes qu’il choisit et qui dénotent un attrait pour le fantastique, l’expression des passions et le sublime. Si Shakespeare est extrêmement populaire en Angleterre à la fn du XVIIIe siècle, Füssli aime trouver ailleurs des sujets novateurs, qui l’éloignent du culte gréco-romain de la raison et de l’ordre. C’est bien le cas avec Tor luttant contre le serpent Midgard où le dieu nordique, tel un athlète michelangelesque, remplace les Neptune et autres Jupiter qui étaient jusqu’ici la norme. Dans ce tableau, les poses exagérées des personnages, renforcées par la déformation anatomique due au point de vue très dramatique en contre-plongée, le sang giclant et l’éclairage violent créent une scène pleine de pathos, de lyrisme et d’extase – à l’opposé de la mesure et de la retenue d’un Ingres ou d’un David.

Si son inspiration est très souvent littéraire, Füssli sait aussi trouver en lui-même la source de ses sujets. Son tableau le plus célèbre, qui est d’ailleurs celui qui le révèle sur la scène londonienne, n’est tiré d’aucun ouvrage. Le cauchemar, peint en 1781 peu après le retour d’Italie, fait sensation au salon annuel de la Royal Academy of Arts de 1782, où il rend son créateur immédiatement célèbre. Il y a de quoi : dans la pénombre, une femme vêtue d’une robe dont la blancheur la met en lumière est étendue – abandonnée serait plus juste – sur un lit, en travers de la toile, les yeux fermés, les bras ballants, la tête rejetée en arrière. Une fgure surnaturelle, simiesque et démoniaque, se tient sur son ventre et fxe le spectateur de la toile de ses yeux jaunes. Au même niveau, sur la gauche, deux autres yeux à la lueur démente percent les ténèbres, ceux d’un cheval qui, plus qu’un animal, ressemble à un spectre venu d’outre-tombe.

La présence de cette tête équine s’explique car elle fait allusion au titre du tableau par un jeu de mot: en anglais night mare peut tout aussi bien signifer «cauchemar » que « jument nocturne ». Au Salon, le tableau choque par son érotisme latent, la jeune flle semblant en pâmoison. Le mystère de la signifcation de la scène déchaîne les interprétations: le succube et le cheval sont-ils le fruit du cauchemar de la femme endormie ou bien la scène entière représente-t-elle le songe du peintre? Ou encore, est-ce le cauchemar possible du spectateur qu’a dépeint l’artiste ? Cette peinture cryptique, porte ouverte sur l’inconscient, a fasciné jusqu’à Freud. Elle inaugure, avec pratiquement quarante ans d’avance sur Goya et ses peintures noires, l’univers de la mort, de la peur et du fantastique comme nouveaux centres d’intérêt des artistes.

C’est bien à une sensibilité romantique qu’ap- partient l’univers de Füssli. Avec le romantisme, l’imagination devient le maître-mot et nourrit des thèmes qui étaient bannis de l’expérience clas- sique. Caspar David Friedrich, autre grand peintre germanique de ce mouvement, écrira quelques dé- cennies plus tard : « Si le peintre ne voit rien en lui, qu’il cesse donc de peindre ce qu’il voit de- vant lui. » Cette sentence pourrait s’appliquer au Cauchemar de Füssli : le peintre, comme le poète, est un voyant qui, en regardant en lui-même, traduit les angoisses et l’interrogation de l’ensemble des hommes.

Tout en conservant un attrait pour les trois piliers du néoclassicisme – le dessin, le nu, l’antique – Füssli s’en dégage, grâce à l’onirisme de ses sujets, son ténébrisme original et son goût pour l’expres- sion lyrique des passions. Si la qualité de sa touche et de son coloris n’est pas à la hauteur de l’inven- tivité des sujets, l’exposition révèle que Füssli est néanmoins un excellent dessinateur. Restons ce- pendant avec les peintures. Autre tableau cé- lèbre, Les trois sorcières, peint en 1783. Ces trois personnages sont bien sûr tirés de Macbeth de Shakespeare. Füssli en livre une version très origi- nale en les représentant dans un cadrage très ser- ré, à mi-corps, toujours sur ce fond sombre qui est une de ses caractéristiques, et en les disposant en superposition décalée – un peu comme des cartes à jouer tenues dans la main. Cet agencement sou- ligne la gémellité des trois sorcières et accentue la signifcation de leur doigt pointé et, par consé- quent, des prédictions funestes qu’elles lancent à Macbeth, prédictions qui enclenchent le drame. C’est une construction assurément très moderne – presque cinématographique. On soupçonne,
là aussi, un emprunt au théâtre et aux poses des acteurs jouant les sorcières sur scène. Les trois vieilles sont représentées sur le mode grotesque, avec des traits accusés qui accentuent leur laideur, leur vieillesse et donc leur malignité. Ce goût pour l’étrange est, là aussi, typique de la sensibilité ro- mantique et en contradiction, bien sûr, avec les canons néoclassiques. Ce tableau pourrait presque être l’illustration d’un conte pour enfant des frères Grimm.

Le Cauchemar, après 1782 Huile sur toile

Macbeth attire particulièrement Füssli car lui et son épouse sont des personnages en rupture avec la notion du héros telle que la concevait le néo- classicisme. À l’opposé des exempla virtutis des hé- ros gréco-romains, le héros romantique a le droit à la mélancolie, au doute, à la tristesse, à l’hésita- tion, à la déraison. C’est ce qui pousse également Füssli à concevoir, à partir de 1790, toute une ga- lerie de tableaux consacrés au Paradis perdu de John Milton. Cet ouvrage met en scène le paran- gon de l’anti-héros puisque le personnage princi- pal n’est autre que Satan, prince des Enfers déchu du Paradis. La Milton gallery de Füssli est ouverte au public en 1799, année où celui-ci est élu pro- fesseur de peinture à la Royal Academy – dont il fnira par être nommé conservateur en chef.

Le climat culturel britannique des dernières décennies du XVIIIe siècle est particulièrement ré- ceptif à l’émergence de cette nouvelle sensibi- lité, puisque celle-ci – Shakespeare et Milton et les mythes celtiques d’Ossian remis à la mode en 1760 en sont la preuve – n’a jamais totalement fait défaut à l’esprit anglais depuis les temps des mythes arthuriens, là où en France le romantisme a éclos plus tardivement et constitué une véri- table rupture. Füssli en a été non seulement l’un des précurseurs mais aussi un des représentants les plus complets : mythologies germaniques, redé-couverte de l’histoire nationale, anti-héros pris de désespoir et de folie, surnaturel, sorcellerie, rêverie et vague à l’âme… Il a traité une bonne partie des sujets qui passionneront artistes et écrivains pen- dant toute la première moitié du XIXe siècle – mis à part le goût pour la nature, qui n’intéressa guère ce peintre intellectuel et littéraire, et l’attrait pour le Moyen Âge et pour l’Orient, qui émergent un peu plus tard dans le temps.

Pleine de bruit et de fureur (pour reprendre Shakespeare), l’œuvre de Füssli fut admirée par des artistes aussi différents que William Blake et Antonio Canova. Signe ultime de reconnais- sance pour cet autodidacte : à sa mort en 1824, il fut enterré à la cathédrale Saint-Paul de Londres aux côtés de Joshua Reynolds, celui par qui tout commença.

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