C’est à une odyssée chromatique et sensorielle que nous invite la Fondation Baur. En confrontant les porcelaines nées dans les ateliers impérieux chinois avec les créations issues de la manufacture de Sèvres, l’oeil vagabonde et se perd dans une explosion de couleurs qui force l’admiration.
Princes, aspirez-vous à la gloire d’être les plus puissants, les plus riches, les plus heureux souve- rains de la terre ? Venez à Pékin ! Voyez le plus puissant des mortels assis sur le trône, à côté de la raison », s’exclame, dans son Voyage d’un philosophe (1768), l’agronome et botaniste Pierre Poivre, grand admirateur du savoir-faire des artisans et paysans chinois. Parmi les denrées de l’Empire du Milieu les plus en vogue, fgurent ain- si, aux côtés du thé, de la laque, du papier peint et de la soie, ces porcelaines dont on envie dans toute l’Europe la fnesse de la pâte blanche et le carac- tère translucide.
Il est vrai que les techniques présidant à sa fabrication sont nimbées de tous les mystères… Car audelà de cette inclination pour ces pièces précieuses venues d’un Ailleurs aussi exotique que lointain, se joue une véritable guerre économique, sur fond d’espionnage industriel. Particulièrement prisées par les grandes familles aristocratiques qui en tapissent leurs cabinets, les porcelaines chinoises sont en efet fort coûteuses et engendrent, par là même, tous les fantasmes. Un personnage va alors jouer un rôle de premier plan dans cette quête frénétique pour percer les secrets de fabrication de cet « or blanc » si convoité : le père François-Xavier Dentrecolles (1664-1741). Arrivé en Chine en 1698, le jeune missionnaire jésuite séjournera ainsi une vingtaine d’années dans la province du Jiangxi, où il sera fort apprécié pour sa compréhension des coutumes locales et son excellente connaissance de la langue chinoise. Mais son nom demeure indissociablement lié à la longue mission ofcieuse qu’il va mener pour le Régent Philippe d’Orléans à Jingdezhen, au coeur même de la capitale de la porcelaine. Il consignera ainsi le fruit de ses enquêtes dans deux longues missives adressées à son supérieur, le père Louis-François Orry : la première datée du 1er septembre 1712, la seconde du 25 janvier 1722. L’on y apprend ainsi que la ville de Jingdezhen possédait quelque trois mille fours et que ses rues étroites se pressaient le long de la belle rivière Chang. Non content d’obtenir d’utiles informations auprès de ses ouailles, la plupart, ouvriers de la célèbre manufacture, le père jésuite va jusqu’à envoyer de précieux échantillons de kaolin et décrire dans le moindre détail la technique de fabrication de la porcelaine chinoise et le mode de fonctionnement du fourneau de recuite. Mieux ! Il dévoile également de l’intérieur les secrets qui entourent la préparation des couleurs, effectuée par les «aveugles et les estropiés», ainsi que la peinture des décors, obéissant à une stricte répartition des tâches. «L’un a soin uniquement de former le premier cercle coloré qu’on voit près des bords de la porcelaine ; l’autre trace les feurs, que peint un troisième : celui-ci est pour les eaux et les montagnes; celui-là pour les oiseaux et les autres animaux», consigne-t-il alors avec précision.
Mais s’il est un moment au cours duquel le père jésuite fait courir sa plume avec enthousiasme, c’est bien lorsqu’il évoque l’extrême richesse des nuances chromatiques dont se parent les porcelaines nées dans les ateliers de Jingdezhen. Alors que la plupart des exemplaires parvenus jusqu’ici en Europe jouaient invariablement sur le contraste né d’un bleu vif et d’un blanc, le père Dentrecolles révèle à ses compatriotes éblouis les promesses infnies des couleurs obtenues grâce à la technique de l’émail peint. Du violet foncé au vert clair, en passant par le bleu cobalt, le noir et le rouge à base d’oxyde de cuivre, la palette semble infnie…
Il faudra, cependant, attendre les premières décennies du XIXe siècle pour que la manufacture de Sèvres mandate à son tour diplomates, marchands, navigateurs et missionnaires pour collecter à nouveau échantillons et informations sur la denrée miraculeuse. C’est ainsi qu’un prêtre chinois du nom de Joseph Ly (1803-1854) va jouer le rôle de passeur entre la France et son pays d’origine, témoignant d’une rigueur scientifque qui force l’admiration. «En plus de rapporter des échantillons venus de toute la Chine et, pour une grande partie, de régions encore inaccessibles aux étrangers, Joseph Ly a, par sa collecte, permis de préserver des traces de ces marchands de couleurs auprès desquels se fournissaient les émailleurs en Chine. Ces documents sont d’autant plus précieux que peu d’entre eux ont été sauvegardés en Chine pour des périodes aussi anciennes », écrit ainsi Pauline d’Abrigeon dans le beau catalogue qui accompagne l’exposition.
Sous la houlette de son administrateur, Alexandre Brongniart (1770-1847), la manufacture de Sèvres ne sera pas la seule, loin d’en faut, à sacrifer à cette quête frénétique des couleurs. Délégué commercial et daguerréotypiste de talent, le Français Jules Itier (1802-1877) parvient, quant à lui, à s’introduire dans les ateliers du plus grand fabricant de Canton et à y soudoyer un artisan pour le délester de ses pinceaux et de ses godets ! Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le privilège reviendra cependant aux chimistes Teodore Deck (1823-1891) et Ernest Chaplet (1835-1909) de parvenir à réaliser des pièces aux couvertes fammées, céladon ou bleu turquoise, dont le chatoiement n’aura rien à envier aux plus beaux modèles chinois…
Mais au-delà de cette joute artistique et écono- mique entre l’empire du Milieu et la France, vont surgir des pièces de toute beauté, dont la fam- boyance et la modernité laissent pantois. Ainsi, on n’est pas près d’oublier ces vertiges de jaune strident, de rose tendre, de bleu nuit, de rouge sang ou de vert céladon, promesses de félicité et d’extase pour l’œil et l’esprit…
L’exposition de la Fondation Baur se clôt avec bonheur sur les expérimentations sensuelles et oniriques de la céramiste américaine Fance Franck (1927-2008) qui caressait le rêve de retrouver le rouge sacrifciel jihong, et sur les pérégrinations chromatiques de l’artiste autrichien Tomas Bohle (né en 1958), dont on admirera les créations épu- rées inspirées de l’époque Song.