Dans son traité De pictura (1436), l’architecte et ingénieur italien Leon Battista Alberti (qui précise à cette occasion qu’il « parle en peintre »), fait de la fenêtre le dispositif indispensable à la perspective : « Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles droits, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire ». L’image albertienne de la « finestra aperta » (fenêtre ouverte) connaît par la suite une extraordinaire fortune critique et théorique au point de devenir une métaphore de la définition du processus artistique, de la position de l’artiste et, par extension de celle de l’observateur (comment on voit et d’où l’on voit), faisant de la peinture une « fenêtre ouverte sur le monde ».
En 1898, Henri Matisse écrit à Marquet : « Le père Pissarro travaille depuis les fenêtres de l’hôtel du Louvre, il fait des vues de la Place du th.[éâtre] Français (voilà un tuyau) ». Marquet avait certainement fait part à Matisse de son intérêt pour les œuvres du maître impressionniste qui peignait ses vues urbaines – que ce soient celles de Paris, de Rouen ou du Havre – depuis les fenêtres des hôtels où il se réfugiait, ne pouvant plus travailler en plein air pour des raisons de santé. Cet intérêt trouve sa source non pas dans la touche ni dans l’organisation chromatique de la palette de Camille Pissarro mais bien dans la modernité de ses cadrages que lui offre son « poste de travail » – depuis des fenêtres – qui sera celui que Marquet privilégiera pendant toute sa carrière. Depuis les fenêtres de son appartement parisien du quai des Grands-Augustins, puis de celles du cinquième étage du 19 quai Saint-Michel, où il s’installe dès janvier 1908, deux vues vont s’imposer : en aval, les quais des deux rives de la Seine, les ponts et le Louvre ; en amont, Notre-Dame, dont il multiplie les vues, comme son voisin Matisse.
Après s’être essayé à la « méthode Fauve » mais d’une manière plus tempérée, moins « rugissante », Marquet abandonne les distorsions et les couleurs pures – jaunes, bleus et vermillons – prisées par ses collègues André Derain ou Maurice de Vlaminck. À la stridence du rouge et du bleu, il préfère le gris et ses variations, entre ombre et lumière, choisissant de réduire sa palette pour privilégier la synthèse et la recherche d’une certaine harmonie, comme on peut le voir dans Paris, Pont-Neuf sous la neige, peint vers 1910. Ce qui frappe chez Marquet – et ce qui fascinait Matisse –, c’est son sens aigu de l’observation, la rapidité et l’économie avec lesquels il dessine les lignes principales d’un paysage et peint une silhouette. Cette facilité à camper les choses le tiennent à l’écart des révolutions qui animent la scène artistique et ouvrent la voie à l’art non figuratif ou aux recherches les plus radicales. Marquet ne remettra jamais en question la figuration et sera insensible à la dimension abstraite et autonome de la touche.
Rien ne semble avoir changé entre le moment où Marquet a peint cette œuvre et celui, plus de vingt ans plus tard, où il a réalisé Quai des Grands-Augustins, sous la neige (1932), comme si l’artiste dans un geste immuable – ouvrir sa fenêtre et peindre le paysage, saisir toute la vie, la lumière, les effets conjugués du ciel et de l’eau – ne cherchait à représenter que l’intemporel. À Paris comme ailleurs, il appréhende le paysage dans sa globalité, privilégiant les vues plongeantes. Un réseau de lignes épaisses, tracées comme des cernes, en constitue l’armature. Associées à celles-ci, de larges touches, parfois quelques aplats ou zones laissées en réserve, viennent former les éléments essentiels de la composition. Pas de détails superflus. Seules quelques touches rapides animent l’espace du tableau. Le peintre rend avec poésie cette atmosphère d’un Paris ralenti par les intempéries où de rares personnes, rendues par de courtes touches noires, idéogrammes furtifs, se sont risquées à sortir.
Si, comme Claude Monet, Marquet peint plusieurs fois un même motif, ce n’est pas, à la différence de celui-ci, pour capter un moment fugitif, une impression passagère. Au contraire, par des coups de pinceaux affirmés, il immobilise l’eau et le ciel, fige les ondes du fleuve et arrête les nuages. La Varenne Sainte-Hilaire, la barque (1913) est une peinture sobre, concise et dense, d’une construction rigoureuse. Marquet s’intéresse ici aux rives ombragées d’arbres se reflétant dans l’eau, un motif également cher à Monet. Tous deux s’interrogent sur le mystère d’une image qui se dédouble, en revanche, Marquet ne s’intéresse pas à la diffraction de la lumière. Son traitement de la dissolution des formes sous l’effet des ondes de l’eau montre combien son approche diffère de celles des impressionnistes fascinés par l’éphémère. L’artiste conserve tout son poids à la masse des arbres sans atténuer dans le reflet la densité de leur feuillage. L’ancien Fauve n’allège pas les verts puissants des feuillages lorsqu’ils se réfléchissent dans l’eau. Comme l’eau de la rivière, la vie coule sans aucun remous.
Marquet, infatigable voyageur parcourt la France du nord au sud, mais aussi l’Europe, de la mer du Nord à la Méditerranée et même l’Afrique du Nord. Toutefois, ce n’est pas tant de rêves d’évasion, d’aventures ou de découvertes dont parle son œuvre. Rien ne distingue par exemple Alger d’une autre ville comme Marseille, de l’autre côté de la Méditerranée. Le peintre n’a jamais succombé au charme de l’Orient, ni à son paysage aride ou à son folklore. Comme il ne s’était intéressé au Paris monumental ou pittoresque, il n’arrête pas son regard sur les sites exceptionnels ou les vues remarquables. Comme à son habitude, le peintre s’installe dans un port, choisit une chambre d’hôtel qui donne sur celui-ci. La vue en plongé tend à raccourcir l’espace et à le verticaliser, comme pour bloquer la profondeur et la contenir dans sa peinture. Il observe l’activité portuaire, spectacle sans cesse renouvelé, jusqu’à se sentir familier du lieu, la fixe pour l’éternité sur la toile avant de repartir pour une autre destination.
Plus qu’un motif, la fenêtre est chez Marquet une condition de vision incontournable. C’est par elle et à travers elle qu’il voit et ce sont ses montants qui viennent borner le monde qu’il peint. Cette fenêtre découpe une immensité qu’il recadre à chaque tableau, dans le calme de l’atelier, loin de tout tumulte, jouissant du dehors depuis le dedans, s’éloignant du désordre du monde comme il s’était éloigné de la violence de la couleur, s’abandonnant simplement au plaisir de voir.