Repenser le rapport de l’homme à la nature par le biais du jardin – c’est ce qu’explore le musée du Design Vitra avec l’aide de paysagistes, artistes et designers.
De l’autre côté de la frontière suisse, à quelques kilomètres de Bâle, la Campus Vitra peut ressembler à une aire de jeux grand format. Ce site de production de la marque allemande de design est un lieu pas comme les autres: on s’y promène comme dans un musée à ciel ouvert, à la découverte d’icônes architecturales contemporaines signées Zaha Hadid ou Herzog et de Meuron disséminées sur le campus. Mais il n’y a pas uniquement de l’architecture contemporaine à admirer à Weil-am-Rhein; on trouve aussi au cœur du domaine, un grand jardin conçu en 2020 par le paysagiste néerlandais Piet Oudolf (ILL). Dès les premiers jours du printemps, le lieu se pare de couleurs: là du rose, ailleurs un peu de violet, quelques touches de jaune et puis beaucoup de vert. C’est qu’Oudolf travaille à la manière d’un artiste – un peintre dont la palette serait le chef d’œuvre final voire un artiste conceptuel, puisqu’il planifie tous ces jardins depuis sa table de travail, à l’aide de croquis colorés. Il faut encore venir à l’été, voir s’épanouir la végétation dense, à l’automne pour la voir s’enflammer puis faner, à l’hiver enfin, où les tons bruns et terre dominent. Un jardin pour toute l’année, un jardin où se vit le concept de durabilité. Piet Oudolf est l’un des « guest stars » de l’exposition qui se visite dans le pavillon d’expositions signé Frank Gehry. On peut y découvrir dans une vidéo la mue du jardin personnel d’Oudolf aux Pays-Bas au fil des saisons et on comprend que cette nature qui nous parait si vraie et sans artifices n’est que contrôle et calcul.
Miroir de nos identités, de nos rêves et de nos utopies, le jardin est bien l’œuvre de la main de l’homme. Aux côtés d’Oudolf, figurent d’autres grands noms de l’architecture paysagiste comme Roberto Burle Max (1909-1994). Sculpteur, poète et graphiste, ce dernier se fit le fer de lance de l’architecture de paysage moderniste en Amérique latine. Le Brésilien, qui allait puiser dans l’immense réservoir amazonien des espèces de plantes indigènes pour ses jardins, est à l’origine de la conception de centaines de jardins dans toute la péninsule. Il n’y a qu’à regarder son plan pour le jardin du toit-terrasse qu’il conçut pour le Ministère de l’Education et de la Santé à Rio de Janeiro (ILL) pour s’en convaincre: lui aussi se conduit en peintre et travaille de concert avec l’architecture contemporaine, celle d’un Oscar Niemeyer. Son plan d’espace vert, tout en volutes et en aplats de couleurs, ressemble à peu de choses près à une œuvre abstraite. Faire entrer la nature dans la ville: cette utopie née avec les premiers parc urbains au XIXème siècle continue de faire recette, mais cette fois-ci gagne de la hauteur. Les toits se verdissent, les bâtiments se « végétalisent » dans nos plus grandes métropoles, comme à Milan (ILL) avec la forêt verticale, il « Bosco verticale »: deux tours aux quatre cent terrasses en pleine coeur de la ville italienne, 800 arbres, 4’500 buissons et 1’500 autres variétés de plantes indigènes, un véritable poumon vert que les villes d’Eindhoven aux Pays-Bas et de Tirana en Albanie souhaitent déjà reprendre à leur compte.
Du jardin fermé au jardin pour tous, l’évolution au fil des siècles est frappante. Le Moyen-âge nous a transmis le modèle de l’Hortus conclusus, jardin enclos ceint de hauts murs, lieu emprunt de symbolique spirituelle qui se retrouve dans nombre de peintures et enluminures. Jadis, havre de paix, lieu d’expérimentations de la botanique et des plantes médicinales, le jardin, incarnation d’une nature domestiquée et idéale est devenu lieu de plaisir, celui de l’idylle romantique, puis du loisir pour tous. Dans l’exposition, des exemplaires de mobilier de jardin présentés dans un ordre chronologique viennent judicieusement nous le rappeler.
De nos jours, le jardin semble parfois devoir endosser tous les rôles, il est devenu « un monde en miniature »; on tient du paysagiste français Gilles Clément, auteur entre autres du jardin du musée du Quai Branly à Paris, cette expression de « jardin planétaire » qui nous rend tous et toutes « jardiniers » de l’environnement. D’où l’inclinaison à considérer cet espace comme le laboratoire de toutes les expérimentations avec la nature – un défi que relève non seulement l’architecture paysagiste actuelle mais aussi le design où fleurissent aussi de belles trouvailles. C’est ainsi que dans les forêts anglaises du Derbyshire, le label de design « Full Grown » a installé sa plantation: son matériau de design de lampes, chaises et autres objets? Du bois. Son énergie? De l’air, de la terre et du soleil. Car près de cent objets poussent dans les arbres de cette forêt de 3’000 arbres plantée en 2008. En 2012, les premiers prototypes virent le jour dans cette « biofacture » d’un nouveau type. L’idée? Planter quatre arbres les uns à côté des autres et les lier ensemble pour créer une surface plane, future assise du siège. Il faut jusqu’à neuf années pour voir se former une chaise entière, chacune constituant une pièce unique. (ILL)
Si on apprécie l’esprit ludique qui prévaut à cette invention, nul doute qu’on sera séduit par le jeu d’illusion que nous offre l’artiste Alexandra Kehayoglou qui intègre une portion de nature dans son art de la tapisserie. Le visiteur, invité à se déchausser et à s’y asseoir ou s’y allonger se croit, le temps d’un instant, transporté dans un coin de prairie. L’artiste grecque, issue d’une lignée de fabricants de tapisseries, reproduit dans ce tapis le trajet d’un des derniers fleuve sauvage d’Argentine, la rivière Santa Cruz. Une vue du ciel qu’elle a retranscrit par les fils de laine, comme un plaidoyer pour la protection de la nature. (ILL) De tous temps, les hommes ont donc fait parler la nature et cette exposition aux propositions artistiques multiples venues des quatre coins de la planète artistique en est encore une fois l’illustration. Et si la nature parlait pour elle-même? Cette utopie, la paysagiste et artiste bâloise, Céline Baumann, nous l’offre en partage dans son tableau Le parlement des plantes. Dans un décor qui évoque une sorte de Chambre des Lords anglaise, siègent côte à côte aristocrates et membres du clergé dont les têtes sont remplacées par des espèces variées de fleurs. Avec radicalité, et un zeste d’humour, Baumann y remet en cause la suprématie de l’espèce humaine sur les autres espèces vivantes et interroge les moyens que les plantes et fleurs ont de s’exprimer. (ILL) Qu’on partage ou non cette vision, une chose est sûre: sortis de l‘exposition, vous n’aurez qu’une envie: filer au jardin.