WARHOL – BASQUIAT MATCH AMICAL

Vue d’installation de l’exposition Basquiat x Warhol, à quatre mains Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982, acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en boi
Vue d’installation de l’exposition Basquiat x Warhol, à quatre mains Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982, acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en boi
Qui savait que les stars de l’art contemporain Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol avaient créé, à quatre mains, quantité de peintures ? Jusqu’au 28 août, la Fondation Louis Vuitton les réunit en grande partie, et nous invite à plonger dans une singulière histoire. Il y a ce mythe – occidental – du créateur messianique, et donc forcément autonome dans son geste. Le pinceau de Picasso ne pouvait être tenu que par la main de Picasso. La moindre trace d’un autre sur sa toile lui en aurait dénié l’autorité. [Façon de rappeler que dans autorité, il y a auteur.] Et pourtant : à l’automne 1983, le galeriste suisse Bruno Bischofberger, marchand commun de Francesco Clemente, de Jean-Michel Basquiat et de la légende Andy Warhol, ose cette idée : proposer au trio de signer collectivement une série de travaux. Le businessman eut beau justifier son projet par « le principe du cadavre exquis surréaliste », la société avait changé du tout au tout depuis Picasso… Aussi starisé fut-il, le génie espagnol appartenait à un monde encore local, épargné par cette dérive consumériste jurant qu’on est deux fois plus heureux lorsqu’on possède deux téléviseurs. Appliqué au marché de l’art, ce même principe aboutit à l’idée qu’une œuvre se vendra trois fois plus cher si trois signatures s’y additionnent. La multiplication du talent comme celle des boîtes de soupes Campbell, si l’on veut… Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, OP OP, 1984-1985 Acrylique et bâton d’huile sur toile 287 x 417 cm Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse Or l’art est plus...

Qui savait que les stars de l’art contemporain Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol avaient créé, à quatre mains, quantité de peintures ? Jusqu’au 28 août, la Fondation Louis Vuitton les réunit en grande partie, et nous invite à plonger dans une singulière histoire.

Il y a ce mythe – occidental – du créateur messianique, et donc forcément autonome dans son geste. Le pinceau de Picasso ne pouvait être tenu que par la main de Picasso. La moindre trace d’un autre sur sa toile lui en aurait dénié l’autorité. [Façon de rappeler que dans autorité, il y a auteur.] Et pourtant : à l’automne 1983, le galeriste suisse Bruno Bischofberger, marchand commun de Francesco Clemente, de Jean-Michel Basquiat et de la légende Andy Warhol, ose cette idée : proposer au trio de signer collectivement une série de travaux. Le businessman eut beau justifier son projet par « le principe du cadavre exquis surréaliste », la société avait changé du tout au tout depuis Picasso… Aussi starisé fut-il, le génie espagnol appartenait à un monde encore local, épargné par cette dérive consumériste jurant qu’on est deux fois plus heureux lorsqu’on possède deux téléviseurs. Appliqué au marché de l’art, ce même principe aboutit à l’idée qu’une œuvre se vendra trois fois plus cher si trois signatures s’y additionnent. La multiplication du talent comme celle des boîtes de soupes Campbell, si l’on veut…

Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, OP OP, 1984-1985 Acrylique et bâton d’huile sur toile 287 x 417 cm Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, OP OP, 1984-1985 Acrylique et bâton d’huile sur toile 287 x 417 cm Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse

Or l’art est plus imprévisible que le marketing : tant du point de vue de la presse que des ventes, même si – happy end – leur cote actuelle dépasse les 10 millions, la présentation des seize peintures réalisées selon ce « principe de conversation à trois », à la galerie Tony Shafrazi Gallery de New York, sera un échec. La critique Vivien Raynor écrira que Basquiat avait une chance de devenir un bon peintre à condition de ne pas succomber aux forces qui pourraient faire de lui une mascotte du monde de l’art. Jusqu’à cette sentence sans appel : Il semble que ces forces l’aient emporté, le jeune peintre exécutant maintenant un pas de deux avec Andy Warhol, le mentor qui l’a aidé à accéder à la gloire. Soit. Mais outre l’intuition publicitaire, cette collaboration fut-elle aussi mercantile, ou cynique que cela ? La réussite de Warhol x Basquiat à quatre mains est de nous prouver que non, en dévoilant la relation intime qui lia le jeune prodige du street art à l’André Breton (décoloré) du pop art. Et qui n’attendit guère l’initiative d’un commerçant pour se déployer.

Au demeurant, d’après Jay Shriver, l’assistant de Warhol qui travaillait à la Factory, la symbiose entre Basquiat et Warhol avait démarré avant 1983, avec « des modifications apportées par Jean-Michel à de petits tableaux de Warhol, représentant des motifs variés – des œufs, le sigle du dollar ou des homards. » La suite est facile à prédire : comme son nom l’indique, la majorité de l’exposition parisienne s’avère constituée de toiles signées par ce duo… sans la contribution du tiers Clemente. Et à rebours du système à six mains conçu par le marchand, qui fit circuler les toiles d’un atelier à l’autre, chaque artiste complétant les ajouts du précédent, la fusion entre Warhol et Basquiat prendrait corps en un seul et même lieu : le local vide de l’ancienne Factory, devenu entre deux déménagements l’espace de jeu idéal pour passer de la simple modification à une conversation – et composer à deux d’immenses formats en parfaite liberté. Voire aussi, peut-être, un brin de clandestinité.

Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, 6.99, 1985 Acrylique et bâton d’huile sur toile 297 x 410 cm, Nicola Erni Collection
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, 6.99, 1985 Acrylique et bâton d’huile sur toile 297 x 410 cm, Nicola Erni Collection

Car lorsque Bischofberger retrouve Warhol à New York, celui-ci lui « avoue gêné » qu’au-delà du projet initial, il a réalisé avec Basquiat « un grand nombre de collaborations ». Et le jeune peintre de surenchérir, fidèle à son sens de l’exagération : « Avec Andy, nous avons bossé sur des millions de toiles ! » En vérité, plutôt cent-soixante… quoique le sentiment qui saisisse le spectateur, à leur découverte, soit bien celui d’avoir absorbé des millions de couleurs ou de formes à travers un dialogue plastique hors norme. Et formidablement équilibré, chaque toile s’imposant en majesté au regard, par-delà les touches individuelles. L’impression est d’autant plus prodigieuse que nous avons accès au modus operandi de ce tandem : « Andy commençait la plupart des peintures, raconte Basquiat dans une archive. Il mettait quelque chose de très concret, de très reconnaissable, comme une manchette de journal ou le logo d’un produit, et puis je le défigurais en quelque sorte. [Rires.] Andy aimait bien lancer un truc et me laisser faire tout le travail ! » Leur acolyte Keith Haring complète la chronique de ce qui ressemble à une histoire d’amour : « Ils peignaient, mangeaient, riaient ensemble, travaillant sur dix toiles en même temps, chaque idée inspirant la suivante. » Les portraits réciproques des deux artistes – sérigraphie ou dessins endiablés – témoignent de cet attachement.

Vue d’installation de l’exposition Basquiat x Warhol, à quatre mains Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982, acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en boi
Vue d’installation de l’exposition Basquiat x Warhol, à quatre mains Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982, acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en boi

On dit qu’il n’y a pas de hasards, seulement des rendez-vous. Il faut admettre que la rencontre entre Andy et Jean-Michel confinait à bien des égards au symbole, au mythe. Nul n’ignore que Warhol faillit mourir en 1968 lorsqu’il se fit tirer dessus par une artiste furieuse qu’il n’ait pas produit sa pièce. Mais sait-on qu’à sept ans, Basquiat faillit lui aussi perdre la vie, ayant été renversé par une voiture, avant de se faire retirer la rate ? Deux balafres inscrites dans la chair des peintres, au niveau de l’abdomen, attestent cette étrange confrérie des presque-morts . Quant à leur admiration mutuelle, Haring l’a décrite avec émotion : « Jean recherchait Andy depuis son adolescence, et en 1980 il était déjà allé à la Factory plusieurs fois. Du côté d’Andy, plus il voyait le travail de Jean, plus il l’aimait. Il a fini par lui faire confiance au point de le laisser lui couper les cheveux ! Chacun était fasciné par la carapace impénétrable de l’autre. Le mystère Warhol était mis au défi par la complexité qu’incarnait Basquiat. »

Complicité – complexité : les deux notions se percutent, et donnent naissance à un fantasme de boxe dans la célèbre photo de M. Halsband, tant paraissait utopique d’apparier Basquiat, fervent adversaire du capitalisme, et Warhol qui répétait que « gagner de l’argent et faire de bonnes affaires, c’est l’art suprême ». Mais à bien y réfléchir, l’idée de peinture collaborative n’était-elle pas inscrite, dès l’origine, dans le langage des deux artistes ? Car du côté du street art, dans le Downtown Manhattan des années 1970, il n’était pas rare pour les créateurs d’unir leurs talents afin de faire naître une fresque, une vidéo, un poster à plusieurs… Et chez Warhol, de Mao à Marilyn, en passant par les logos les plus copiés, son art n’a-t-il pas pris racine dans l’emprunt, la mutation de figures universelles ? À ses débuts même, il faisait signer ses dessins par sa mère, prétendant qu’elle avait « une très belle écriture ».

Vue d’installation de l’exposition Basquiat x Warhol, à quatre mains
Vue d’installation de l’exposition Basquiat x Warhol, à quatre mains

Impossible de ne pas entendre l’écho de cette excentricité, lorsque Warhol affirme trente ans plus tard à Basquiat : « Ce que j’aime quand on collabore, c’est que tu peins par-dessus mes trucs. Comme je préfère tes œuvres, je suis très content. » Et en effet, sans accentuer l’humilité quasi masochiste de l’aîné, c’est bien le dialecte explosif de Jean-Michel, nourri de gribouillis d’enfance, de la variété des imaginaires africains et du graff new-yorkais qui prend d’emblée le pas sur la syntaxe pop d’Andy. Comme si, à l’inverse de Pygmalion qui donna vie à sa statue, Warhol s’était laissé pétrifier par l’énergie de son fils spirituel. Il mourra deux ans après cette union, en 1987, suivi de près par Basquiat, qui s’abîma dans la drogue pour survivre au mentor évanoui. On songe, au sortir de l’exposition, à cette phrase de Valéry : « La peinture permet de regarder les choses en tant qu’elles ont été une fois contemplées avec amour. »

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