À Venise, Giovanni Bellini n’a cessé de côtoyer ses pairs, et d’en nourrir son art.
À l’âge de trente-cinq ans, Giovanni Bellini (1435-1516) peint une Sainte Justine austère, marmoréenne, encore empreinte d’un hiératisme presque médiéval. De même représente-t-il à cette époque de nombreuses Vierges à l’Enfant, sur fonds neutres et sombres, parfois dorés comme des icônes, d’une grande beauté mais d’une extrême sobriété. Toujours actif à quatre-vingts ans, ce même artiste réalise, à l’huile, la Dérision de Noé, œuvre d’une exubérance inquiétante et d’une facture telle qu’on l’a très longtemps attribuée au Titien, son cadet de plus d’un demi-siècle. Giovanni Bellini n’a cessé jusqu’à sa mort de se renouveler, et de renouveler l’art de son temps, sur le plan de la technique aussi bien que sur celui de l’expression.
C’est que la Venise d’alors fut une vraie ruche de génies. Et la peinture de Giovanni en fut plus qu’enrichie, métamorphosée. Qu’on y songe : non seulement il est le fils de Jacopo (1400-1470) et le frère de Gentile (1429-1507), tous deux peintres remarquables, mais voici qu’il deviendra le beau-frère du grand Andrea Mantegna (1431-1506). Ce n’est pas tout : dans sa vieillesse, il aura pour élèves Giorgione (1477-1510) et le Titien (1488-1576), et rencontrera nul autre qu’Albrecht Dürer (1471-1526) qui séjourne à Venise en 1506. Dürer déclare d’ailleurs dans une lettre que Giovanni, malgré son grand âge, reste le meilleur de tous. Mantegna, Giorgione, Titien, Dürer ! Auxquels il faut encore ajouter Antonello de Messine (1430-1479), qui lui permettra de parfaire sa technique de la peinture à l’huile, empruntée aux Flamands (ses premières œuvres étaient peintes à la tempera).
De la rencontre avec Mantegna, nous gardons le plus saisissant des témoignages : le mari de la sœur de Giovanni avait peint, vers 1455, une Présentation de Jésus au Temple. Quelques années plus tard, son beau-frère exécute ce qui peut au premier regard apparaître comme une copie de ce tableau. De fait, la Vierge, l’Enfant emmailloté et le vieux Siméon montrent un visage et des postures pratiquement identiques. L’intensité, la précision de la ressemblance nous fascinent. Et pourtant ! À part des différences extérieures (le cadrage, les personnages en arrière-plan), ne percevons-nous pas une subtile distance intérieure ? Mantegna apparaît plus austère, plus architecte, plus religieux aussi, et pas seulement parce que ses personnages ont des auréoles absentes chez Bellini, qui nous semble, lui, plus doux, plus humain, plus peintre. C’est en copiant qu’on devient soi-même.
De manière tout aussi discrète mais tout aussi claire, Giovanni Bellini voudra rivaliser avec Antonello de Messine, non seulement dans la technique de la peinture à l’huile, mais aussi dans l’art des portraits épurés, aux couleurs intenses, aux regards insondables (ce qui aboutira par exemple au fameux tableau représentant le doge Loredan). Quant à Dürer, sa Vierge de la fête du rosaire, réalisée à Venise, fut admirée par tous les artistes vénitiens, Giovanni compris. Dans ce cas cependant, c’est Dürer qui s’est nourri de Bellini plutôt que l’inverse.
Le vieux peintre en a nourri bien d’autres, moins géniaux que le maître allemand. Il eut d’innombrables suiveurs, dont les noms sont oubliés pour la plupart (Rocco Marconi, Francesco Bissolo, Domenico Mancini, Marco Bello…) ; mais leurs œuvres témoignent souvent d’une maîtrise telle qu’il n’est pas si facile de les distinguer de celles de leur maître, dont la main, parfois, guide la leur, pour un travail collectif. Cependant, on l’a dit, Giovanni Bellini eut deux élèves exceptionnels, Giorgione et le Titien. Qui, eux, trouvèrent très vite un ton personnel et furent tout sauf des suiveurs. Même s’il est difficile de démêler la part de chacun, nul doute que les dernières œuvres de l’aîné montrent une prééminence de la couleur sur la ligne, un sfumato, un amour de la lumière qui caractérisent aussi le travail de ses géniaux cadets.
C’est le moment de revenir sur le tableau que Roberto Longhi, le grand critique d’art italien, qualifia d’« œuvre inaugurale de la peinture moderne » : La dérision de Noé. Tableau bien étrange et troublant, et si l’on a longtemps refusé de l’attribuer à Giovanni Bellini, c’est sans doute à cause de la nouveauté de sa facture comme de la violence de son sujet. Un épisode singulièrement scabreux de l’Ancien Testament : le vieux Noé, nous raconte la Bible, est devenu vigneron et s’est soûlé dans sa propre vigne. Un de ses fils, Cham, l’a découvert nu, ronflant et cuvant son vin. Il éclate de rire, appelle ses frères Sem et Japhet. Ceux-ci, horrifiés, s’empressent de couvrir d’un voile le sexe du vieillard, tandis que Cham, dont la descendance sera maudite, cherche à les dissuader de rétablir l’honneur de leur père, et continue de ricaner du spectacle.
L’histoire est choquante, mais le tableau plus encore, parce qu’il impose au spectateur le corps grêle d’un vieillard nu, étendu dans une pose hideusement alanguie, qui pourrait être celle d’une Vénus du Titien. Et sa tête chenue et barbue n’est-elle pas la caricature du noble et vieux Siméon, dans la Présentation au temple inspirée de Mantegna ?
Mais pourquoi le choix d’un tel thème ? On en a donné des interprétations théologiques : Noé ivre serait le Christ aux outrages, le vin serait son sang, etc. Mais si certains Christs, comme celui de Holbein, suscitent l’effroi, aucun ne provoque une pitié dégoûtée comme le fait ce Noé misérable et déchu. « Œuvre inaugurale de la peinture moderne » ? Peut-être bien, au sens où cette peinture n’a plus pour idéal d’exprimer la beauté seulement, mais aussi la laideur et l’humiliation. Ce qui est sûr, c’est que Giovanni Bellini, le peintre de merveilleuses et paisibles madones, s’est montré capable et désireux d’affronter l’univers de la misère et de la bassesse humaines (de la solitude aussi, dans ce chef-d’œuvre paradoxalement désespéré qu’est l’Extase de Saint François). Mais c’est pour tout cela qu’il nous est cher.