Pionnière de l’art textile du XXe siècle, Magdalena Abakanowicz est mise à l’honneur au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, ville qui sut, au travers de nombreuses biennales, mettre l’art textile contemporain sur le devant de la scène.
Depuis l’imaginaire antique et mythologique jusqu’à notre époque contemporaine, la symbolique du fil n’a pas changé : à travers le lien vital, il cristallise l’orientation de la vie. Dans la mythologie grecque, le fil de la destinée était tissé à la quenouille et coupé par les trois Moires, divinités du destin. Ariane, elle, dévida son fil pour que Thésée trouve la sortie du labyrinthe, et Pénélope s’ingéniait à faire, défaire, et refaire continuellement sa tapisserie afin de suspendre le temps ainsi que son destin.
Comme le peintre presse les tubes de couleur sur sa palette pour obtenir le ton recherché, comme le sculpteur prélève des morceaux du matériau qu’il travaille pour donner corps à une forme, l’artiste polonaise Magdalena Abakanowicz a longtemps travaillé la fibre, matière vivante et malléable, pour exprimer librement sa vision artistique nourrie de l’observation de la nature. La plasticienne a mené de longues années durant un travail qu’elle nommait sculpture et qui lui permettait d’expérimenter davantage la matière que l’image, autrement dit l’espace tridimensionnel par la pratique singulière de la tapisserie.
Longtemps échappatoire des femmes tout en étant symbole d’éducation pour des jeunes filles qui, par l’intermédiaire leur trousseau, se tissaient un destin de futures femmes à marier, le travail du fil contient en son cœur un monde silencieux de narration, de tension et de sublimation qui prend différentes formes selon les époques et les cultures. Ayant pendant des siècles servi exclusivement à la couture ou à la broderie, le fil, la corde, la fibre sont dans le champ de l’art contemporain plus ou moins redevables à cette histoire-là, tour à tour figuratifs ou abstraits, mais assurément fertiles d’idées : ils permettent de dire, d’exprimer, de travailler l’image bien au-delà de la tradition domestique ou fonctionnelle. Comme Sophie Taeuber-Arp et Sonia Delaunay avant elle, Magdalena Abakanowicz déconstruisit progressivement les frontières entre arts appliqués, design et arts plastiques. Ainsi ses textilreliefs, sculptures souples ou nouages, se situent assurément dans cette idée d’ouverture.
De nos jours, force est de constater que les gestes de tissage ou de tressage ne relèvent plus stricto sensu du savoir-faire d’antan mais sont ritualisés pour faire naître des créations d’un autre ordre. Comme les gigantesques réseaux de fils de Chiharu Shiota ou les lourds assemblages de fibres colorées de Sheila Hicks. C’est aussi en arachnéen que l’Argentin Tomás Saraceno illustre ses théories des nuages ou que le Mexicain Gabriel Dawe tisse des compositions colorées. Plus minimaliste, Fred Sandback a laissé un œuvre conceptuel fait de quelques lignes, poussant à son paroxysme la stratégie d’enlèvement de la matière dans la sculpture pour en éprouver au mieux la matérialité. Dans un autre genre, fils et filets s’entremêlent dans les travaux bricolés d’Annette Messager qui explique qu’elle s’est « toujours intéressée aux arts dévalués. En tant que femme, [elle] étai[t] déjà une artiste dévaluée. Faisant partie d’une minorité, [elle est] attirée par les valeurs et les objets dits mineurs. De là sans doute, vient [son] goût pour l’art populaire, les proverbes, l’art brut, les sentences, les contes de fées, l’art du quotidien, les broderies, le cinéma ».
Participant activement à la valorisation des arts appliqués il y a soixante ans déjà, Magdalena Abakanowicz a créé sans métier à tisser des œuvres textiles que l’on regroupe désormais sous les termes d’Art Fabric ou de Fiber Art. Découverte en 1960 par Pierre Pauli, Yverdonnois passionné d’art textile et fondateur du Musée des arts décoratifs de Lausanne, la jeune artiste vit alors à Varsovie, encore inconnue du public international. Aujourd’hui collectionné à travers le monde entier, son travail a été présenté à plusieurs reprises lors des mémorables biennales de tapisserie organisées à Lausanne – fondées en 1962 par Jean Lurçat –, où, à chaque édition, l’artiste polonaise créait la surprise, plaçant son art monumental et énigmatique au-dessus d’un artisanat qui serait exclusivement décoratif.
Le sisal, cet agave américain dont on tire des fibres textiles dures, inflexibles et rugueuses, lui offre en effet la possibilité de se détacher du mur, d’élaborer avec audace des objets autonomes tout en rondeur dans des silhouettes organiques toujours renouvelées, qu’elle suspend et nomme Abakans (1965-1975), un titre dérivé tout simplement de son propre nom. Véritable pionnière dans l’utilisation de ce matériau qu’elle travaille dans des tons cassés, médaillée d’or de la Biennale de Sao Paulo en 1965, Magdalena Abakanowicz développa ainsi « un art nouveau, entre textile et sculpture, si insolite à l’époque qu’on ne trouvait pas de terme pour le désigner », explique Erika Billeter.
Entre abstraction et sentiment d’inachevé, la plasticienne veille à prendre une distance avec son motif, mettant en avant un élan créateur, insistant sur des concepts comme l’inspiration ou le rythme, paramètres cardinaux d’une approche intuitive qui écarte toute analyse risquant d’enfermer le travail dans un discours. Par la suite, elle imagine des cycles d’œuvres – Heads, Seated Figures, Blacks (foules d’individus sans identité), Embryologie (des cocons monumentaux qu’elle présente en 1980 dans le pavillon polonais de la Biennale de Venise) – qui se passent de tissage, en volumes, formés de sacs de jute, de cordes avec des jeux formels qui parfois deviennent figuratifs, parfois se confondent avec le monde végétal.
Marquée à vie par la Seconde Guerre mondiale qui éclate alors qu’elle n’a que neuf ans, Magdalena Abakanowicz aura déployé un œuvre ambitieux et exemplaire qui, avec le temps, s’est exprimé dans des matériaux plus traditionnels comme le bois, le bronze, la pierre ou l’argile. En 1991, elle dessine un projet de cité écologique pour la Ville de Paris, Architecture arboréale, composé de maisons recouvertes d’un jardin vertical, prouvant son implication dans notre époque et la conscience aiguë des enjeux de demain. Autrement dit, un art qui tend à réduire l’écart qui s’est peu à peu creusé entre l’être humain et la nature.
Installée depuis 2020 à Plateforme 10, nouveau quartier des arts proche de la gare de Lausanne, la Fondation Toms Pauli conserve aussi bien des tapisseries et des broderies anciennes que contemporaines appartenant à l’État de Vaud. L’exposition « Magdalena Abakanowicz. Territoires textiles » est sa première grande manifestation sur le site.