Après le musée Van Gogh d’Amsterdam, l’institution parisienne consacre une exposition regroupant plus de la moitié des tableaux peints par Van Gogh au cours des deux derniers mois de sa courte vie, à Auvers-sur-Oise
Van Gogh peignait vite. Comme un forcené. Comme le dément qu’il était. Cette cadence s’accélère au crépuscule de sa vie : dans la dernière étape de sa courte existence, à Auvers, près de Paris, il peint soixantequatorze tableaux en soixante-dix jours, avant de se donner la mort un beau jour de juillet 1890. Autre grand dépressif, Nicolas de Staël, qui bénéficie d’une rétrospective à Paris au même moment, en a peint, lui, trois cent cinquante le mois précédant son suicide. De la maladie mentale comme puissant moteur à la création, de la création comme remède à la maladie mentale.
Vincent Van Gogh arrive à Auvers le 20 mai 1890. Il meurt le 29 juillet 1890. Après deux années en Provence, dont une dans un asile près de Saint- Rémy-de-Provence où il s’est volontairement fait interner, Van Gogh n’a de cesse de vouloir rentrer dans le « nord » comme il dit. Mais plutôt que de s’établir à Paris, où vit son frère adoré Théo et où se trouvent ses anciens amis artistes (Gauguin, Signac), il choisit un petit village aux portes de la capitale. Auvers, se trouve, à l’époque, à une heure de train de Paris, à trente kilomètres au nord-ouest de la capitale, sur les bords de l’affluent de la Seine. C’est un village pittoresque, entre champs et vallée. Et déjà une destination d’artistes depuis le milieu du siècle. S’y côtoient chaumières paysannes et résidences secondaires bourgeoises, comme la maison du peintre Charles- François Daubigny, qui s’y était installé en 1850.
Van Gogh, craignant une rechute, a peur de rentrer à Paris, d’affronter la ville, ses tumultes, ses relations sociales inévitables. Il choisit cet endroit proche mais calme, rural, où il retrouve la nature et les couleurs du nord. À son arrivée, en plein printemps, il est enchanté. Le paysage est « gravement beau », écrit-il à son frère.
Installé à l’auberge Ravoux, il règle sa vie de manière rigoureuse : il se lève de bonne heure, peint sur le motif le matin puis retouche ses toiles dans l’atelier aménagé pour les artistes dans une pièce de l’auberge. Un docteur qui a sa maison dans le village veille sur lui : il s’appelle Paul Gachet. Spécialiste de ce qu’on appelait encore la « mélancolie », ce médecin anticonformiste est également un artiste amateur et un ami des peintres modernes, tels que Cézanne et Pissarro. Tout semble aller pour le mieux et Van Gogh, sur les conseils de Gachet, se réfugie corps et âme dans le travail. Il déjeune chez le docteur tous les dimanches et en profite pour exécuter son célèbre portrait en deux versions – celle conservée à Orsay ouvrant l’exposition – ainsi que celui de sa fille.
Le Portrait du docteur Gachet, la tête mélancoliquement appuyée sur sa main, est l’un des chefsd’oeuvre de Van Gogh mais il n’est peut-être pas le plus représentatif de son travail à Auvers, tout comme la célèbre vue du chevet de l’Église d’Auvers- sur-Oise. Ces deux toiles présentent une surface plutôt lisse comparée aux autres. La pâte est travaillée longuement, comme ravinée, les empâtements sont peu visibles, comme écrasés, et les couleurs sont mêlées pour créer des transitions fines d’un coloris à l’autre. Rien ne jure, une recherche d’harmonie atténuée émane de l’un comme de l’autre de ces talismans. En un mot, ces deux tableaux, parmi les plus admirés de l’exposition, comptent aussi parmi les plus travaillés.
Or, dans la production d’Auvers de Van Gogh, si on sent quelque chose, c’est bien que le peintre travaille à toute allure. Certaines toiles, comme Vignes à Auvers-sur-Oise, rue des Meulières, Chaponval, sentent encore la peinture fraîche et la toile rapidement brossée. On voit des paysages bâtis par l’assemblage de longues touches jetées les unes sur les autres et qui ont la forme tubulaire imprimée par la sortie du tube de peinture. Des vert pomme éclatants, des gris salis, des bleus saturés… On sent l’urgence de peindre de Van Gogh, qui suit là les conseils du docteur Gachet pour éviter la rechute. L’exposition permet aisément de constater que tous les tableaux du dernier Van Gogh ne sont pas de la même qualité ni du même niveau d’exécution.
On n’a de cesse de chercher le signe de la folie dans la peinture de l’artiste : si elle y est, c’est plus dans cette rapidité d’exécution manifeste que dans le tournicotis des touches circulaires, vermiculées qui s’enroulent et font vibrer les motifs, comme dans des hallucinations. On a surtout l’impression d’un peintre pressé, qui essaie des formules, qui cherche quelque chose que lui-même ne comprend pas vraiment, sur la voie d’une immédiateté nouvelle.
À Auvers, Van Gogh peint de tout, des paysages (sans jamais s’éloigner de plus de cinq cents mètres de l’auberge Ravoux) mais aussi des natures mortes, des portraits et des études de végétation en plans rapprochés. Il fait aussi, grâce à Gachet, son unique essai dans le domaine de la gravure. Le seul sujet qu’il ne traite pas, c’est lui-même : l’auteur d’une quarantaine d’autoportraits en une dizaine d’années, n’en exécute aucun au cours des deux derniers mois de sa vie.
C’est dans les tous derniers paysages qu’il peint que Van Gogh semble commencer à apprivoiser une formule inédite. La dernière salle de l’exposition regroupe les célèbres tableaux « double carré » : c’est le nom d’un format de toile dont une des dimensions est deux fois plus longue que l’autre. Van Gogh l’utilise pour peindre des paysages dans le sens cinquante centimètres de hauteur sur cent de large. Ces formats permettent des vues panoramiques, de larges étirements qui conviennent bien aux horizons bas et aux vues dégagées. Mais là où Van Gogh les emploie au mieux, c’est en les fermant plutôt qu’en les ouvrant sur le lointain.
Comme dans ce tableau peint le 27 juillet. S’aventurant à cent cinquante mètres de l’auberge Ravoux, l’artiste plante son chevalet dans le creux d’un chemin au milieu d’un sous-bois – horizon bouché, perspective resserrée, aucun ciel, aucune ligne de fuite. Il déballe un arsenal de couleurs rutilantes et imaginaires : c’est avec ces Racines d’arbres bleues et jaunes qu’il est le véritable précurseur de l’expressionnisme allemand et de ses couleurs folles, saturées et non-mimétiques. Les racines sont virevoltantes, elles crèvent l’écran, elles sortent du cadre de la composition, se confondent avec des feuillages, avec la terre ; on ne sait pas où est le premier plan, le deuxième, on ne distingue presque plus le haut du bas. On ne voit qu’un ensemble à la fois informe et plein de formes. Ce tableau vaut non pour ses parties mais pour lui-même, dans sa totalité. C’est, autrement dit, de la peinture pour la peinture. Et quelle peinture : empâtements maîtrisés, formes hachées, renversements, cernes de contours pour les formes qui s’interrompent et s’ouvrent, organisation organique et dynamique des masses de couleurs.
Van Gogh écrivait à son frère Théo qu’à Auvers il avait l’impression d’être sur le point d’inventer une nouvelle peinture. Ses tortueuses racines annoncent l’expressionnisme et l’abstraction une quinzaine d’années avant Kirchner, Franz Marc et Kandinsky. Mais Van Gogh n’aura pas le temps de poursuivre ses recherches sur cette voie inédite. Ce tableau de racines folles, tirées hors de terre, meurtries bien qu’encore pleines de vitalité colorée, sera son dernier.
Le jour même, Vincent Van Gogh se tire deux balles dans la poitrine. Piètre tireur, il ne succombe pas à sa blessure. Il agonise pendant deux jours, ce qui laisse le temps à son frère chéri de venir le rejoindre. Van Gogh expire sous les yeux de Théo le 29 juillet 1890. Celui-ci meurt six mois plus tard, emporté par la syphilis qui le rongeait.
En sortant de l’exposition d’Orsay, on se prend à penser que si Van Gogh avait vécu, peut-être que le fauvisme et l’expressionnisme n’auraient pas attendu Matisse et Die Brücke pour voir le jour.
La reconnaissance posthume de Van Gogh sera l’oeuvre de la femme de Théo, Johanna, qui y consacrera, avec le succès que l’on sait, toute sa vie. Dès les années mille neuf cents, de grandes expositions sont organisées en Hollande et en Allemagne, avec l’appui de marchands, puis bientôt en France et aux États-Unis. Fidèle toute sa vie à l’oeuvre du frère de son premier époux, en 1914 la veuve Van Gogh fera déterrer la dépouille de Théo pour la réunir à celle de Vincent dans le cimetière d’Auvers, et recouvrir les deux tombes par un lierre provenant du jardin du docteur Gachet, le dernier ami de Vincent.