ADIEU AU SANS SOUCI

DOMINIQUE FERNANDEZ
DOMINIQUE FERNANDEZ
Baudelaire l’avait bien dit : La forme d’une ville Change plus vite hélas que le coeur d’un mortel. Nul lieu de Paris n’a plus changé, et à plusieurs reprises, que le haut du 9e arrondissement. Chopin, George Sand, Berlioz, Alexandre Dumas, Pauline Viardot, Tourgueniev y avaient habité, Bizet écrit Carmen, Stevenson séjourné, Proust fait ses débuts dans le monde, Manet et Vuillard eu leur atelier. Gauguin y était né. À la fin du XIXe siècle, le quartier s’appelait la Nouvelle Athènes, du nom d’un café, place Pigalle, où Zola, qui habitait tout près, rue de Bruxelles, rencontrait Monet, Renoir, Degas. Ravel y retrouvait Satie. Ce rendez- vous des impressionnistes disparut pour faire place à un sex-shop. Pigalle devint au début du XXe siècle le quartier général de la prostitution. Déchu dans l’esprit des bourgeois, il n’attirait plus que de louches visiteurs. On ne se risquait plus dans cette zone mal famée qu’avec un but aussi précis qu’inavouable. Puis un vent de pruderie a soufflé sur le quartier, alimenté par de puissants intérêts commerciaux. Le sex-shop a fait place à une banque, l’amour vénal au plaisir de manger. Un public bobo de jeunes cadres trentenaires a envahi ce qui était autrefois un cloaque pittoresque, avec cette conséquence que les loyers et les prix des appartements ont quadruplé, que les anciens locataires aux moyens plus modestes ont dû se réfugier en banlieue, et que la zone, si elle a gagné en salubrité et en chic, a beaucoup perdu en caractère et en...

Baudelaire l’avait bien dit : La forme d’une ville Change plus vite hélas que le coeur d’un mortel.

Nul lieu de Paris n’a plus changé, et à plusieurs reprises, que le haut du 9e arrondissement. Chopin, George Sand, Berlioz, Alexandre Dumas, Pauline Viardot, Tourgueniev y avaient habité, Bizet écrit Carmen, Stevenson séjourné, Proust fait ses débuts dans le monde, Manet et Vuillard eu leur atelier. Gauguin y était né. À la fin du XIXe siècle, le quartier s’appelait la Nouvelle Athènes, du nom d’un café, place Pigalle, où Zola, qui habitait tout près, rue de Bruxelles, rencontrait Monet, Renoir, Degas. Ravel y retrouvait Satie. Ce rendez- vous des impressionnistes disparut pour faire place à un sex-shop. Pigalle devint au début du XXe siècle le quartier général de la prostitution. Déchu dans l’esprit des bourgeois, il n’attirait plus que de louches visiteurs. On ne se risquait plus dans cette zone mal famée qu’avec un but aussi précis qu’inavouable.

Puis un vent de pruderie a soufflé sur le quartier, alimenté par de puissants intérêts commerciaux. Le sex-shop a fait place à une banque, l’amour vénal au plaisir de manger. Un public bobo de jeunes cadres trentenaires a envahi ce qui était autrefois un cloaque pittoresque, avec cette conséquence que les loyers et les prix des appartements ont quadruplé, que les anciens locataires aux moyens plus modestes ont dû se réfugier en banlieue, et que la zone, si elle a gagné en salubrité et en chic, a beaucoup perdu en caractère et en saveur. La légendaire rue des Martyrs, où Géricault avait son atelier et Offenbach son logis, est devenue une vitrine d’épiceries de luxe, aux noms aussi ampoulés que ridicules : Chambre aux confitures, Palais des Thés, « Kaviar et Delikatessen », etc., où le moindre achat vide le porte-monnaie.

Les boutiques anciennes disparaissent. Tout récemment, un exemple éclatant de la mutation du quartier a consterné ceux qui ont quelque mémoire. Au coin de la rue Pigalle et de la rue de Douai, se trouvait un café appelé Le Sans Souci. Depuis quand existait-il ? Depuis au moins le début du XXe siècle. Vieux décor de comptoir en zinc, de banquettes en moleskine, de dalles usées lavées à la serpillière. Les Russes émigrés en 1920 en avaient fait leur quartier général. Ils descendaient de Montmartre pour se retrouver dans ce lieu et y faire renaître, dans le tabac et l’alcool, quelque chose de leur patrie perdue. Joseph Kessel l’a rendu célèbre par son beau roman La Passante du Sans Souci, où il raconte comment, en 1936, assis près de la fenêtre sur une de ces banquettes, il voyait tous les jours passer dans la rue une femme avec un enfant, inquiète, noble figure tapée par la vie et encore digne. C’était une chanteuse de cabaret, chassée d’Allemagne par le nazisme, réfugiée en France avec un petit garçon juif qu’elle protégeait.

Première étape de la chasse au passé : les vieux habitués du Pernod et du Ricard furent remplacés par une faune branchée qui ne s’abreuvait qu’au Spritz et à d’énormes pots de bière. Elle affluait de plusieurs quartiers, même lointains, et, quand il faisait beau, s’agglomérait la nuit sur le trottoir jusqu’à entraver la circulation. Ni plus ni moins qu’à Barcelone ou à Berlin. Ou partout.

Seconde étape et mise à mort du vénérable café. Il a été pendant des mois fermé, objet de travaux de modernisation, dissimulé derrière une haute barrière de planches. On se demandait : quelle allure aura-t-il désormais ? Sera-t-il starckisé comme d’autres établissements du quartier ? Ripoliné ? Anesthésié ? Hélas, eût dit Baudelaire, ce fut pire, au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer. De ces ruines augustes a surgi… une boulangerie-pâtisserie, tout ce qu’il y a de plus fringant et prospère. Et de plus inutile, étant donné que dans les alentours immédiats il y avait déjà quatre excellentes boulangeries-pâtisseries.

Consommons, consommons, tel est l’ordre du jour. Des baguettes, des croissants, des chaussons aux pommes, des éclairs au chocolat, n’importe quoi, mais consommons, consommons ! Qu’avons-nous à respecter ces vieilles lunes qui rêvent encore littérature, peinture, musique…

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