En 1937, Hannah Höch visite l’exposition d’art moderne qualifié d’« art dégénéré » que le régime national-socialiste organise à Munich. Au fil des salles, elle reconnaît parmi les sept cent trente oeuvres exposées, sinon les siennes, du moins quelques unes d’artistes qu’elle a bien connus. Elle a le choix : fuir son pays natal, l’Allemagne, ou rester. Elle choisit la seconde voie, se marie avec un jeune pianiste, un mariage bref et malheureux qui lui offre cependant une issue de secours unique : un changement de patronyme. À partir de 1939, Hannah Höch a cinquante ans. Elle s’appelle désormais Hannah Matthies et s’installe dans la campagne au nord de Berlin, dans le petit village d’Heiligensee, « un lieu idéal pour être oublié » comme elle l’écrira elle-même plus tard. Elle ne quitte pas sa maisonnette de toute la guerre ; isolée, elle y pratique l’autarcie, cultivant des légumes et gardant de ses amis artistes exilés des oeuvres qu’elle enferme dans une caisse en métal enfouie dans le sol de son jardin. Elle y passera même le reste de sa vie et y mourra en 1978. Hannah Höch a orchestré sa disparition, une « émigration de l’intérieur » qui efface pour un long moment son nom de la scène artistique. Après guerre, elle revient timidement à l’art, un peu à la peinture, et se réjouit, alors âgée de soixante-dix ans, de l’intérêt dans les années soixante porté à ses photomontages dadaïstes, elle qui fut, en son temps, l’une des inventrices de la technique.
Pour comprendre qui était Hannah Höch, il faut revenir quelques années en arrière, dans l’effervescence du Berlin des années vingt alors que la capitale allemande fourmillait d’avant-gardes artistiques. Parmi eux, le mouvement dada, une galaxie d’artistes actifs aussi bien dans la littérature et la poésie, dans l’art que dans la musique, dans la performance et le théâtre, qui partageaient un regard provocateur et anticonformiste sur le monde contemporain. Le peintre expressionniste viennois, Raoul Hausman, co-fonde la branche berlinoise de Dada en 1918. Rencontré à l’école du musée des arts décoratifs de Berlin en 1915 où elle achève sa formation artistique, c’est lui-même qui introduit Höch, devenue sa compagne, au groupe dada. Sa place est singulière, elle en est le seul membre féminin.
Peu familière avec la rhétorique politique et l’esprit d’actions anarchisant du mouvement, l’artiste s’oriente dès son arrivée chez Dada vers la veine discrète du photomontage. Par le biais de cette technique, elle excelle à s’exprimer à mots couverts et à témoigner du monde qui l’entoure, le tout avec une forte charge ironique. Pour la première foire internationale Dada en 1920, elle compose un panoptique de grand format (Coupe au couteau de cuisine à travers la première ère allemande de la culture du ventre à bière de la République de Weimar) devenue une icône du dadaïsme. Le collage est un miroir des temps chaotiques et des germes de révolution qui agitent l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, le tout dans une composition rythmée, un tourbillon de formes et de figures.
Ses travaux correspondent en tous points à la définition du collage qu’en fait l’artiste Max Ernst en 1936 : « on pourrait définir le collage comme une association alchimique de deux ou plusieurs éléments hétérogènes, résultant de leur rencontre inattendue, soit par une volonté qui – par amour de la clairvoyance – tend à la confusion systématique et à la perturbation de tous les sens (…), soit par une volonté qui favorise le hasard. »
Déconcertant parfois par leur trop-plein fantaisiste, les photomontages d’Hannah Höch peuvent sembler décousus comme le notait la critique d’art Geneviève Breerette en 1976 : « ils peuvent avoir trentesix directions ; quantité tournent autour de portraits, avec ablations, occultations, raccords, qui donnent des résultats assez analogues à ce qu’on peut voir dans les glaces déformantes des foires. »
Pour donner naissance à la « confusion » ou au « hasard », c’est dans les archives de la maison d’éditions Ullstein à Berlin où l’artiste occupe une place de documentaliste, que Höch s’approvisionne en « matière première » : la presse dont elle découpe au ciseau les vignettes d’illustrations et les textes et qu’elle ré-assemble dans des compositions formellement inventives et pleines de sens humoristique, tantôt versées dans la critique sociale, tantôt poétiques. L’artiste décrit dans ses mémoires en 1958 l’enclenchement de son processus de travail : « je trouve quelque chose d’accessoire quelque part, plus c’est accessoire, mieux c’est – quelque chose qui ne dit rien mais qui stimule soudainement mon imagination et me force à faire une déclaration. »
Cette place majeure de l’image est nouvelle, elle est le fruit d’un contexte, ce début du XXe siècle qui voit opérer une « révolution de la vision » comme le note avec justesse le commissaire de l’exposition bernoise, Martin Waldmeier : « les progrès techniques rapides et le développement fulgurant des médias de masse, du cinéma et de la photographie, ont eu pour conséquence, notamment dans l’entre-deux-guerres, que les images médiatiques sont devenues de plus en plus présentes et puissantes dans la vie quotidienne. »
Le concept de « montage » s’impose au coeur de l’avant-garde artistique des années vingt et trente. Il traduit une vision du monde morcelée, découpée et réarrangée, un goût pour la technique et la rapidité, qui se développe en parallèle aux premiers films de cinéma qui apparaissent sur les écrans. Cette technique du photomontage peut d’ailleurs s’apparenter à un « film sur papier ».
D’ailleurs, les photomontages d’Hannah Höch racontent une histoire et la figure humaine y est omniprésente : assemblage de parties de visages, de parties de corps, elle est représentée désarticulée, à la manière d’un pantin. Difficile de ne pas faire le lien avec les corps démembrés des soldats sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, avec les « gueules cassées », ces soldats revenus du front aux visages dévastés que la chirurgie esthétique balbutiante allait reconstituer. Dans cet entre-deux-guerre hanté par la présence réelle comme fantomatique des corps abimés, les journaux illustrés sont remplis de ces images terrifiantes issues du conflit.
La postérité de cette technique du photomontage, pratiquée par Höch, mais aussi ses collègues John Heartfield, Raoul Hausman, George Grosz, Max Ernst, est immense, elle sera adoptée ensuite, presque récupérée, par le mouvement surréaliste. La fidélité de Höch à l’esprit frondeur de Dada sera pourtant sans faille – la suite de ses travaux des années soixante et soixante-dix, jusqu’à son dernier collage photographique, Lebensbild (Image de vie), une « autobiographie visuelle » qu’elle réalise en 1974 à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, en est le témoin. Un an avant sa mort en 1977, elle partage cette pensée qui a valeur de testament : « je suis restée fidèle au photomontage et à son cousin, le collage. Jusqu’à ce jour, j’ai essayé d’utiliser ces techniques pour exprimer mes pensées, mes critiques et mes sarcasmes, mais aussi ma tristesse et ma beauté, afin d’être en contact avec le monde à ma manière. »