Alors que de nombreux shows sur l’art sont diffusés à coups de projecteurs un peu partout dans le monde, le Musée cantonal des beaux-arts (MCBA) de Lausanne revient sur l’histoire récente et le caractère immersif de certaines démarches artistiques.
A ART VERSUS ENTERTAINMENT u moment où les petits écrans nous détournent les uns des autres, de nombreuses initiatives réinventent des expériences collectives grâce aux nouvelles technologies. Par le biais de projections vidéo et d’autres moyens visuels ou sonores, il est désormais possible de plonger littéralement des visiteurs dans l’univers d’artistes. Dans un même écosystème réunissant public et oeuvres, l’expérience s’adresse au corps et aux sens permettant ainsi de se connecter avec une réalité alternative.
Dans cette idée, la Lichthalle MAAG à Zurich est le premier musée permanent d’art immersif en Suisse. Un peu sur le même modèle, Dreamscape à Genève offre des expériences historiques ou futuristes pour tout public. Ailleurs, la société Lighthouse Immersive nous a fait la promesse d’une fusion des genres, venant renouveler notre regard sur des chefs-d’oeuvre de la peinture. Van Gogh, Frida Kahlo, Gustav Klimt, Claude Monet… Toutes ces installations lumineuses ont fait du bruit au sortir de la pandémie. Projetées sur écrans à 360°, les peintures de ces maîtres n’ont toutefois pas suffi à assurer la pérennité du projet. Le 28 juillet dernier, la boîte nord-américaine déposait le bilan avec une dette à hauteur de 16,6 millions de dollars.
Faut-il le rappeler, les toiles mises en scène dans ces projets n’ont pas été créées pour être démultipliées par de la réalité augmentée. Aujourd’hui, plus que jamais, redonner du sens et de la valeur à l’art et au musée revêt une importance toute particulière. Rien ne remplacera en effet l’expérience sensible vécue face à une oeuvre originale. Il serait regrettable que ce modèle événementiel en vogue, qui tient plus du spectacle que de l’exposition, se substitue aux institutions muséales. Raison vraisemblablement pour laquelle le MCBA de Lausanne se saisit aujourd’hui de cette thématique dans une exposition intitulée « Immersion ». Avec quatorze environnements reconstitués, de Lucio Fontana à Judy Chicago, il place l’expérience cardinale de la rencontre avec l’art au centre de son projet et raconte de façon inédite l’émergence à partir des années cinquante d’une pratique artistique, souvent née dans le but de démocratiser l’art auprès du plus grand nombre.
De tout temps, on observe que l’être humain a recherché la sensation d’« autre chose » qui prendrait le dessus sur le quotidien. Au cours des siècles et dans sa tendance dite « réaliste », la peinture s’est ainsi efforcée d’offrir une expérience visuelle différente. Pour ce faire, elle a eu recours à la perspective mathématique et au trompe-l’oeil. Bien sûr, avec un point de fuite unique et la seule illusion de la profondeur, ces trucages ont leurs limites par rapport à la mobilité du regard. Paramètres que l’artiste contemporain Felice Varini, entre autres, s’amuse à défier par ses anamorphoses XXL qui guident le regard d’un point de vue à un autre, par un déplacement obligé.
Les formats ont aussi leur importance pour jouer sur le caractère immersif d’une oeuvre. Ce qui apparaît clairement avec les panoramas inventés par le Britannique Robert Barker en 1792. Précurseurs des projections 3D et des représentations de réalité virtuelle contemporaines, ces gigantesques peintures circulaires permettaient de voir une image de paysage à 360º depuis une plateforme qui séparait le public de l’oeuvre. Média de masse du XIXe siècle, bien avant que les premiers films ne remplissent les salles de cinéma, le panorama peut encore s’expérimenter à Lucerne avec cent douze mètres de peinture que l’on doit à Édouard Castres (le panorama Bourbaki, 1881).
À regarder l’histoire moderne, plus d’un artiste a souhaité capter le public dans une expérience immersive, lumière et couleurs accordées. Ainsi en vat- il de Monet avec ses nymphéas : puissantes compositions surdimensionnées invitant le regard à plonger dans l’étendue d’une eau paisible aux mille reflets. En témoignent ses célèbres décors parisiens de l’Orangerie. Ainsi en va-t-il aussi de Rothko, grand maître de l’abstraction jouant sur de subtils rapports entre l’espace et la couleur. Le regardeur est invité à vivre un moment de peinture et de temps face aux vibrations des couleurs émanant de la toile, et peut-être même à ressentir une dimension spirituelle comme dans la chapelle qu’il investit à Houston (Texas). Rappelons qu’avant lui, László Moholy-Nagy recherchait la déstabilisation de l’ordre visuel et perceptif, et partant, social et politique. Que Julio Le Parc a élaboré une véritable politique de la perception, lui aussi. Ils sont donc nombreux à avoir dépassé les schémas attendus de l’art pour élargir le champ de l’expérimentation. Plus récemment, les installations lumino-cinétiques d’Olafur Eliasson bousculent les perceptions pour révéler une nouvelle topographie avec l’idée de nous emmener vers une conscience accrue des enjeux collectifs, comme le réchauffement climatique. Et que dire de l’odyssée sensorielle d’Ann Veronica Janssens présentée en Avignon l’an dernier ? Une expérience dans l’espace et la lumière résonnant avec l’oeuvre minimaliste de Dan Flavin, dont les installations de néons des années soixante faisaient pour ainsi dire disparaître les arêtes d’une architecture. À l’instar de James Turrell, inventeur de lieux parvenant à donner masse et consistance à ce qui est immatériel, là où la lumière devient sujet. Quand d’autres comme Chiharu Shiota ou Tomás Saraceno tissent des fils envahissants qui entravent la déambulation du public et le plongent dans les méandres des souvenirs, pour la première, ou dans des univers arachnéens, pour le second.
Si tout art n’est pas immersif, tout système d’immersion n’est pas artistique. Comment croire aujourd’hui que des pixels ou des gros plans sur des peintures soudainement animés et mis en musique, seraient plus puissants que la confrontation avec une oeuvre originale ? C’est faire abstraction de pratiques contemporaines autrement plus fortes qui d’elles-mêmes créent l’événement sans pour autant tomber dans le l’écueil du simple divertissement. Pipilotti Rist en est un exemple prégnant. Imbriquant étroitement les sentiments archaïques avec les nouvelles technologies, elle parvient à nous immerger dans des espaces qui s’inversent parfois, s’emboîtent d’autres fois les uns dans les autres, confondant l’intérieur et l’extérieur pour mieux nous emmener vers les dérives de l’imaginaire ou de l’inconscient. En résulte un univers fluide qui danse dans une esthétique joyeusement pop, fait de projections vivantes nourries d’images kitsch et libres.
Par ailleurs, déformer et décontextualiser une oeuvre originale revient à la vider de toute sa substance, de son sens le plus profond. Même une bonne documentation sur l’art, augmentée par les nouvelles technologies, aussi fascinantes soientelles, ne pourra rivaliser avec une expérience authentiquement conçue par un artiste. Allons nous en convaincre une fois encore à Lausanne.