Réunissant cent trente galeries internationales, le grand rendez-vous bruxellois du monde de l’art s’apprête à ouvrir ses portes. En voici – pour patienter – un avant-goût.
Dans le monde des esthètes et des connaisseurs, qui dit Bruxelles, dit BRAFA, et qui dit Belgique, dit Rubens, Magritte, et sans doute aussi Delvaux. L’édition 2024 du célèbre salon, qui s’annonce fort alléchante, ne viendra pas contredire pareilles associations. De Paul Delvaux, on pourra ainsi, rien qu’en passant tranquillement d’un beau stand à un autre, mesurer l’évolution, les audaces (les plus belles des foires d’art ne sont-elles pas celles qui font office de musées, où l’on va compléter sinon son musée, du moins un musée imaginaire ?). On ira donc découvrir entre le 28 janvier et le 4 février prochains, sur le stand de la galerie Jean-François Cazeau, ce Nu dans l’atelier que l’artiste exécuta à la fin des années vingt et où l’on croit deviner – dans une certaine épaisseur avenante et maîtrisée – un souvenir d’Albert Marquet (de ce dernier, on ira contempler un succulent Jardin à l’Estaque sur le stand de Dr. Nöth Kunsthandel + Galerie). Mais c’est surtout à James Ensor, autre gloire des Belges (dont on courra savourer les si délicates Roses, tanagras et bottes chez Van Herck-Eykelberg), auquel un certain premier Delvaux doit être associé, ce dont témoigne cette poudroyante Danse macabre de 1934 qui sera présentée par Harold t’Kint de Roodenbeke. Le Delvaux de tous, éternel, canonique, celui d’après la rencontre avec le monde des surréalistes, celui du « réalisme magique », ne sera évidemment pas absent des cimaises de cette BRAFA. Le stand d’Opera Gallery présentera par exemple l’hypnotique Fin du Voyage de 1968, grande toile où l’on croit percevoir les échos des figurations Renaissance ou Rococo du mythe de Persée et Andromède : le dragon serait ici devenu inflexible tramway, cyclope sur rail, insecte carré, – mais où serait le sauveur alors (peut-être dans le ventre de la bête) ? Cette Annonciation de 1952 présentée par Van Herck- Eykelberg, cette Mise au tombeau de 1953 présentée par Alexis Pentcheff, confirmeront une nouvelle fois à quel point Delvaux, maître d’une lumière lunaire digne des romans gothiques, s’amusait avec les signifiés et les signifiants : cette Marie, tout ouïe sur sa coquille, assise sous son fronton, c’est une Vénus, et ce Christ pleuré, une trouvaille d’archéologues.
variantes, deux « toiles cousines » de celui qui, par son exemple, permit à Delvaux d’accomplir sa destinée stylistique : Giorgio De Chirico. Ce seront deux vedute aux ombres allongées, flanquées sur leurs bords de portiques, ornées en leur centre de l’Ariane endormie du Vatican – ou du Louvre –, agrémentées d’une cheminée qui, barrant l’horizon de ces petites scènes à la Vignole, semble d’une toile à l’autre avoir mangé le bâtiment voisin et être devenue un donjon conique. Exquise poésie, fameuse à juste titre ! Moins fréquenté sans doute et donc d’autant plus plaisant à redécouvrir lors de tels événements, l’univers plus vif d’un autre surréaliste, l’auteur du plafond de l’Odéon de Paris, André Masson. Rendezvous sur le stand de la galerie de la Béraudière, où l’on vous présentera sa petite Jeanne d’Arc de 1933, bleu, blanc, rouge et brun, reprise sensuelle et frénétique du tableau d’Ingres de 1854 ; ou cet Héraclite bleu et noir de 1943, sorte d’icône orthodoxe du penseur présocratique. Vous faudra-t-il encore des surréalistes, plus ou moins surréalistes ? La même galerie vous proposera encore deux oeuvres de petit format, particulièrement élégantes, de Max Ernst : Les Oiseaux de 1925 – coeur-couple ailé –, et Sans titre (fleurs-coquillages) de 1930, au superbe vert émeraude, vert comme la mer.
Et que verrons-nous, que goûterons-nous en remontant encore le temps dans les allées de la BRAFA 2024 ? Voici, offert aux regards et aux collectionneurs par la galerie Nicolas Bourriaud, un émouvant portrait réalisé par Rodin, L’homme au nez cassé qui, tant par son intensité que par son sujet – l’homme, un manoeuvre du quartier parisien de Saint-Marcel, était surnommé Bibi –, vous fera songer au cher Michel-Ange. Voici, chez Douwes Fine Art B.V., des Fleurs d’automne comme savait les faire et les mettre en scène Henri Fantin- Latour, poudroyantes, fidèles, altières (1861). Et voici encore, présenté par la galerie Hurtebize, un Sisley qui fera aimer Sisley à ceux qui peut-être ne raffolent plus de lui : Matinée d’octobre près de Port-Marly (1876). Mais plus haut encore, me direz- vous, du côté des old masters ? On ira alors méditer, chez Nicolás Cortés, devant ce bodegón de Zurbarán, une peinture présentée comme une Nature morte de Carême et qui s’avère on ne peut plus caractéristique du genre : fond sombre, rebord sombre, devant lequel et sur lequel sont disposés méticuleusement quelques-uns des accessoires d’une vie quotidienne qu’on imagine à peu près tournée par la prière et le jeune vers la Lumière. Et en même temps ces deux longs légumes croisés ont quelque chose d’inquiétant, d’incontestablement chthonien (à nos yeux d’hommes et de femmes du XXIe siècle seulement, qui avons intégré depuis longtemps, dans nos imaginaires, les créatures d’Henry Moore et de Francis Bacon ?).
Deux choses encore, moins courantes. Romigioli Anichità exposera une Paire de chérubins en marbre de Carrare, de 1699, due au ciseau de Giovanni Baratta. Les amoureux de Florence ont déjà contemplé l’une des réalisations de ce sculpteur : c’est à lui que nous devons le grand groupe de l’archange Raphaël et Tobie qui se dresse dans l’église Santo Spirito. S’il décide d’acquérir les deux pièces présentées à la BRAFA, l’amateur ô combien fortuné jouira chez lui d’un peu de l’histoire d’une autre basilique florentine : ces têtes angéliques décoraient jadis le maître-autel de l’église Santa Trinita, où l’on admire encore – entre une glace au bout du pont du même nom et la visite d’une exposition au Palais Strozzi – la merveilleuse chapelle Sassetti décorée par Domenico Ghirlandaio. Ira-t-il au même endroit, dans le même salon, ce meuble rare de la fin du XVIIIe siècle signé Ernest-Louis-Jean Cremer, que disposeront, ouvriront, et articuleront à Bruxelles les petites mains de Costermans & Pelgrims de Bigard ? L’effet serait superbe, de ces deux bouilles ailées, bouclées comme il se doit, surplombant cette Table à quatuor fabriquée alors que Mozart et Haydn forgeaient leurs inoubliables inventions pour deux violons, alto et violoncelle…