Albert Anker n’est pas le peintre du tourment. Ses soldats fourbus, ses réfugiés affamés, ses pauvres à la soupe populaire, ses orphelins en quête d’amour expriment plus de sérénité que de souffrance. Même le propre fils du peintre, sur son lit de mort, paraît dormir paisiblement. Est-ce à dire que l’artiste soit insensible à la tragédie humaine ? Certainement pas, puisqu’il a représenté la misère, la faim, le déracinement. Mais dans son univers, il est une vertu qui compense tous les malheurs, ou qui tout au moins les rend supportables et donne son sens à la destinée humaine : c’est la vertu de générosité. Anker est le peintre du don.
Il n’est pas fréquent que la peinture ait représenté le don. Lorsqu’elle l’a fait, c’est en général dans un contexte expressément religieux : ainsi le Saint Thomas de Villanueva donnant l’aumône, de Murillo ; à défaut, le don sera mis en scène dans un cadre historico-mythologique : c’est le Bélisaire demandant l’aumône, de Jacques-Louis David. Mais le don pur, simple et laïque, geste bien difficile à représenter sans tomber dans la mièvrerie, c’est ce que nous propose Albert Anker, de manière aussi convaincante qu’émouvante. Et même si ce peintre est incontestablement réaliste, on verra qu’il est capable de transcender la réalité matérielle d’une scène pour la rendre plus exemplaire, et pour mieux mettre en valeur cette vertu qui lui était chère entre toutes, la générosité.
Le don apparaît sous sa forme la plus spiritualisée et la plus belle, peut-être, dans Heinrich Pestalozzi et les orphelins de Stans. Il ne s’agit pas d’un cadeau matériel, mais de l’offrande de l’amour. Anker nous montre moins le don lui-même que ses effets : confiance absolue du petit enfant qui se laisse aller sur l’épaule de l’adulte, confiance réfléchie de la fillette qui lui ouvre la porte, confiance anxieuse de celle qui s’accroche à son habit, de peur de perdre ce père providentiel. Dans de nombreuses autres toiles du peintre, le don est plus directement concret, sous forme d’aumône pécuniaire ou de nourriture ; mais il va de soi que ce présent matériel est le fruit de la largesse spirituelle. Ce qui rend possible le geste du don, c’est à chaque fois la charité qui habite et éclaire les personnages.
Voici par exemple la Famille de réfugiés protestants. L’enfant se blottit contre sa mère, et leurs vêtements noirs se confondent. Tristesse, gravité, inquiétude. À leurs côtés, le père est debout, prêt à leur faire don de nourriture et de boisson. Cependant, ni la mère ni l’enfant ne tendent les mains vers ces aliments. Trop épuisées sans doute pour avoir faim. Mais cette nourriture et cette boisson ne sont pas offertes en vain : elles matérialisent l’amour et le souci du père, qui doit faire vivre et survivre sa famille. Bref, ces aliments sont un signe de communion, évoquant forcément le pain et le vin de l’eucharistie, nourrissant l’âme autant et davantage que le corps.
Arrêtons-nous maintenant sur une oeuvre particulièrement représentative de la passion d’Anker pour ce thème du don : le fameux tableau historique intitulé L’hospitalité. Soldats de l’armée de Bourbaki soignés par des paysans suisses en 1871. Une famille de fermiers accueille dans son étable des militaires français épuisés, et leur apporte de quoi se restaurer. Deux hommes dorment sur la paille. Un troisième, assis, les pieds enroulés dans des chiffons, boit dans un bol que lui a offert une paysanne accroupie auprès de lui. Le reste de la famille, un couple de vieillards et deux enfants, se tient debout ; et chacun porte aussi sa part de biens comestibles. Mais une chose frappe : la surabondance de ces biens. Un seul soldat semble à même de manger et de boire, mais la famille est chargée de mets comme les rois mages de leurs trésors. Au vrai, ce tableau n’est pas si réaliste qu’il en a l’air. En plaçant des aliments dans les mains de toute la famille en procession, y compris celles du petit garçon porteur d’une pomme à offrir, Anker nous peint moins une scène prise sur le vif qu’une sorte de cortège des Panathénées de la générosité. Les victuailles sont surabondantes parce que la charité n’a pas de limite.
Nous n’en avons pas fini avec les représentations du don. C’est par exemple La sortie d’église. Au centre
de ce tableau à l’atmosphère médiévale, une noble jeune femme fait l’aumône à un vieillard estropié.
Plus à droite, c’est un homme qui accomplit le même geste à l’égard d’une pauvresse accroupie. Voici
encore La soupe des pauvres, dont la plupart des bénéficiaires sont des enfants ; l’on peut imaginer qu’ils
sont orphelins, comme ceux dont Pestalozzi s’occupe de si touchante manière. L’enfant est omniprésent
dans l’oeuvre d’Anker, et c’est à juste titre que la Fondation Pierre Gianadda en fait le thème de son exposition. Mais l’enfance, presque toujours, est associée au don : soit l’enfant lui-même donne, comme dans L’hospitalité, mais aussi Les petits porteurs d’eau (et là, il donne son travail). Soit il bénéficie du don, comme dans la plupart des autres tableaux qui le mettent en scène. Parce qu’il est faible, orphelin, miséreux, mais respecté comme un être à part entière (ce qui n’allait pas de soi en plein dix-neuvième siècle), il est l’objet de tous les présents, affectifs et matériels, afin qu’il atteigne sereinement l’âge adulte et puisse à son tour prodiguer son humanité à la génération suivante.
L’école en promenade est à cet égard une oeuvre étonnante, où les enfants tout à la fois reçoivent et donnent : ils reçoivent manifestement l’affection de l’institutrice, qui tient par la main le plus petit d’entre eux, tandis qu’une autre enfant se colle contre son flanc. Mais de leur côté, nombre d’élèves cueillent des fleurs et les montrent fièrement à la maîtresse. Sans doute veulent-ils lui donner leur bouquet. Échange de dons, fussent-ils symboliques. Le thème, décidément, court dans toute l’oeuvre.
Il est vrai qu’on chercherait en vain dans la peinture d’Anker l’expression de la révolte, de la violence, de la colère. Mais ce n’est pas à dire que cet artiste ignore la souffrance humaine. C’est plutôt qu’il considère le don comme la juste réponse au malheur, et qu’il croit l’humanité capable de dépasser son égoïsme. Il n’imaginerait pas de peindre un avare. Devant son oeuvre, on pense à cette phrase de Beethoven : « Je ne reconnais d’autre signe de supériorité que la bonté. »