Après dix ans de fermeture, la Villa Flora à Winterthour, écrin de la collection d’Hedy et Arthur Hahnloser réouvre ses portes
Ouverte partiellement au public dès 1995, selon les souhaits des descendants du couple, la Villa Flora avait fermé en avril 2014 pour des travaux de rénovation. Restaurée, avec des espaces d’exposition agrandis, elle accueille de nouveau les visiteuses et visiteurs dès ce mois de mars. Une occasion de voir ou de revoir, dans leur écrin, les chefs-d’oeuvre acquis par ces collectionneurs passionnés.
Réunie entre 1905 et 1936 par le médecin ophtalmologue Arthur Hahnloser (1870-1936) et sa femme Hedy Hahnloser-Bühler (1873-1952), cette collection, exceptionnelle à plus d’un titre, est le fruit de rencontres et d’amitiés avec de nombreux artistes et avec les plus grands marchands parisiens de leur temps – Bernheim-Jeune, Eugène Druet, Paul Rosenberg, Paul Vallotton, Ambroise Vollard, Berthe Weill –, ainsi que de visites d’ateliers, de galeries et d’expositions.
Durant l’été 1907, Hedy et Arthur Hahnloser rendent visite à Giovanni Giacometti à Stampa et acquièrent un autoportrait du peintre. Au mois d’octobre, ils franchissent le seuil de l’atelier de Ferdinand Hodler, à Genève. Frappé par la puissance expressive qui se dégage de ses oeuvres, le couple repart avec Le Cerisier, l’une de ses peintures d’arbre isolé et comme doté d’une personnalité : un jeune arbre qui, dans l’esprit Jugendstil, possède une forte charge symbolique, renvoyant au printemps et à l’émergence de la vie. Les récits de Giovanni Giacometti, profondément marqué par les oeuvres de Paul Cézanne lors de l’exposition commémorative du Salon d’Automne à Paris en 1907 et leur désir de découvrir, de leurs propres yeux, la scène artistique française, motivent le départ des Hahnloser pour la capitale, en mai 1908. Ils rapporteront de ce séjour leur première toile de Félix Vallotton, un nu, Baigneuse de face, achetée à l’atelier. Fortement stylisé mais conservant toute sa plasticité, ce corps de femme fait sensation dans cette petite ville de Suisse alémanique ; en effet, il ne correspond pas au canon de beauté prôné par la tradition académique et loué par les collectionneurs locaux. À cette époque, le couple fait preuve d’audace dans ses choix et dans son goût. Les liens avec Vallotton seront étroits et l’artiste ne leur ouvrira pas seulement les portes de son atelier mais également celles de ses amis les Nabis. Ainsi, Hedy et Arthur Hahnloser acquièrent de nombreuses oeuvres de Pierre Bonnard, représentatives des différentes périodes de sa création artistique, exécutées dans des techniques variées, au point de constituer (comme c’est également le cas pour Vallotton) une collection dans la collection. Les Hahnloser ouvrent aussi ponctuellement leur collection aux oeuvres de leurs prédécesseurs, tels qu’Auguste Renoir, Vincent van Gogh et Paul Cézanne. En achetant Groupe de maisons (Les toits), ils acquièrent l’une des rares vues parisiennes de l’artiste. Par l’intermédiaire de Vallotton, ils rencontrent en 1910 Henri Manguin, qui devient dès lors leur principal conseiller artistique, aux côtés de Vallotton. Manguin leur permet notamment d’entrer en contact avec Henri Matisse et Albert Marquet. Parmi les autres rencontres importantes, on peut citer celle avec Odilon Redon en 1913 ; ils constitueront un ensemble important de tableaux, pastels, dessins et lithographies de l’artiste.
Après la Première Guerre mondiale, Hedy et Arthur Hahnloser reprennent leurs excursions parisiennes. S’ils se retrouvent parfois désemparés face aux tendances les plus avant-gardistes et se perdent dans la profusion de propositions artistiques et de nouvelles galeries, ils ne limitent pas pour autant leurs achats et réfléchissent aux lacunes dans leur collection en ce qui concerne l’oeuvre de leurs contemporains préférés, comme Édouard Vuillard et Matisse. Ainsi, en 1919, sept pièces du maître – tableaux, papiers, petits bronzes – entrent dans leur collection, parmi lesquelles Nice, cahier noir, un petit tableau d’une grande complexité, dans lequel espace extérieur et espace intérieur s’imbriquent. Par ailleurs, avec l’aide de Vallotton et de Manguin toujours, ils se mettent en quête d’oeuvres de maîtres disparus, dont les prix augmentent sur le marché. C’est pour eux la dernière chance d’acquérir des tableaux de van Gogh, Paul Gauguin ou Cézanne, d’Henri de Toulouse- Lautrec ou d’Édouard Manet. La montée des prix dans les années vingt touche aussi la production de leurs amis Bonnard, Vuillard, Matisse et Redon. Limités dans leur budget, ils se tournent alors vers leur production graphique.
Les liens étroits que les Hahnloser tissent avec le milieu de l’art se traduisent aussi par de nombreux séjours des artistes et des marchands à la Villa Flora. Plusieurs de leurs oeuvres qui habitent les lieux attestent de ces moments d’amitié privilégiés. La collection Hahnloser, c’est donc aussi la Villa Flora, cette demeure construite en 1846, habitée par le couple dès 1898 et plusieurs fois remaniée et agrandie pour accueillir les oeuvres acquises au fil du temps. L’intérêt obsessionnel du couple pour la création contemporaine les conduit à devoir arracher les boiseries, retirer les meubles, requalifier les pièces, supprimer des fenêtres, construire de nouveaux espaces. Les motifs et nuances de couleurs sont spécialement choisis pour les papiers peints afin de créer une mise en valeur idéale des oeuvres accrochées. L’originalité de la collection ne tient pas seulement de l’ensemble réuni mais aussi de l’espace de vie dans lequel elle s’inscrit. Les architectes de Winterthour Robert Rittmeyer et Jonas Furrer aménagent en 1908 le salon, qui devient le lieu de rencontre et le cadre du célèbre « Revolutionskaffee » ou « café du mardi » où se retrouvent artistes, intellectuels et notables de la ville, puis en 1926 une salle à éclairage zénithal. Le jardin n’est pas en reste. L’arrivée de trois grandes statues d’Aristide Maillol en 1916 motive l’abandon d’allées sinueuses invitant à la flânerie au profit d’axes géométriques conduisant aux sculptures. De maison bourgeoise la Villa Flora devient un écrin pour l’art.
À l’heure où de nombreux ensembles sont dispersés, la collection est encore aujourd’hui présentée dans le lieu où elle a vu le jour. L’agencement de la Villa jusqu’au moindre détail, l’influence réciproque entre les aménagements intérieurs et les oeuvres exposées, ainsi que l’organisation du jardin en fonction de la maison et des sculptures, font de la Villa et de sa collection une véritable oeuvre d’art total que l’on se précipitera à redécouvrir avec bonheur.