Le minimalisme a profondément marqué l’évolution de l’art contemporain. Né aux États-Unis au milieu des années soixante, où il incarne la tendance artistique dominante à la fin de la décennie, interprété comme une réaction au débordement subjectif de l’expressionnisme abstrait et à la figuration du Pop Art; le minimalisme est caractérisé, entre autres choses, par un souci d’économie de moyens. Il hérite du célèbre principe de l’architecte Mies van der Rohe « Less is more », des oeuvres de Kazimir Malevitch, et reconnaît le peintre abstrait Ad Reinhardt comme l’un de ses pionniers. À l’origine d’une part importante de la sculpture et du design contemporains, le minimalisme a également préparé l’arrivée de l’art conceptuel – lequel prolonge le souci d’économie de moyens jusqu’à privilégier l’idée, le concept, sur la réalisation.
Le minimalisme regroupe des artistes tels que Frank Stella, Donald Judd, Carl Andre, ainsi que Robert Morris et Sol Le Witt, même s’ils vont s’en détacher rapidement. Comme parfois dans l’histoire de l’art, cette famille minimaliste est une construction a posteriori. « La seule personne que je connaissais vraiment, c’était Dan Flavin », expliquait Donald Judd, lors d’une conférence à Bochum, dans la Ruhr en 1990. « Flavin et moi avons certainement des choses en commun, mais aussi de grandes différences. Nous sommes amis mais ne pourrions être plus divergents. Nous partageons certains éléments – la répétition, l’emploi de la géométrie, et à l’évidence des schémas plutôt simples –, mais je les partage aussi avec Barnett Newman ».
Si elle est bien l’une des qualités communes aux oeuvres des artistes dit minimalistes, la sobriété extrême ne constitue pas, pour eux, un but en soi. Revêtue d’une neutralité esthétique absolue, elle se définit certes par ses qualités matérielles, mais le travail et la réflexion des artistes de ce mouvement portent davantage sur la perception des objets et leur rapport au lieu où ils sont exposés. Leurs travaux sont des révélateurs de l’espace environnant qu’ils incluent comme un élément cardinal, donnant souvent à bien des visiteurs de l’époque une première expérience d’art immersif.
Si Donald Judd et Carl Andre réalisent des pièces qui matérialisent cet espace, c’est en le teintant de lumière que Dan Flavin lui procure une consistance. Avec des néons, tubes fabriqués de façon industrielle et empruntés à l’univers commercial. Plutôt que des sculptures, les oeuvres de Dan Flavin se présentent comme des propositions, osant de façon radicale rejeter tout art fondé sur l’illusionnisme de l’image et de la forme. Il expose ainsi des objets visuels qui réclament au public une attention concrète à sa présence, à la relation de place et d’échelle entre lui et l’oeuvre. C’est en 1963 que Dan Flavin accomplit le geste qui va changer le cours de son travail : il installe au mur de son studio un tube fluorescent penché et lui donne le statut d’oeuvre d’art en le dédiant à Brancusi. Faisant pour ainsi dire l’équivalent technologique moderne de La Colonne sans fin de l’artiste roumain. À Genève, le néon Blue and Red Fluorescent Light, installé par Dan Flavin dans l’Appartement du Mamco – lieu de vie et d’art du collectionneur parisien Ghislain Mollet- Viéville reconstitué à l’identique au sein du musée –, abolit les frontières entre l’environnant et l’environné pour devenir une expérience perceptive liée aux déplacements du spectateur, pris dans un flot de lumières. Disposée en coin, pour adoucir ou accentuer les lignes architecturales, elle modifie les caractéristiques de l’espace défini. Dans ces deux exemples, la verticalité, qui était le sens de la sculpture traditionnelle, est mise à rude épreuve. Libérant également la couleur de la bidimensionnalité de la peinture, Dan Flavin crée ce qu’il nomme des « situations », qu’il développe parfois en séries et parfois en des installations monumentales, dans lesquelles il est impossible de dire où se situe la frontière entre l’oeuvre et son dehors.
Si son travail a été rattaché au minimalisme pour toutes ses qualités formelles et industrielles simples – reposant sur un vocabulaire plastique de quatre longueurs de tube fluorescent et dix couleurs tout au plus –, le Kunstmuseum de Bâle a décidé de regarder son oeuvre à travers un prisme moins attendu. Il se trouve que ses pièces – dont la plupart sont « sans titre » – renferment souvent une dédicace entre parenthèses à d’autres artistes – c’est le cas de Untitled (In Memory of Urs Graf ), qui plonge chaque soir la cour intérieure du Hauptbau du musée bâlois dans une lumière multicolore, ou de Monument for V. Tatlin (1974- 1975) qui renvoie au projet de monument à la IIIe Internationale auquel le Russe a travaillé en 1920 à la demande de Lénine –, ou encore une allusion à quelque chose de concret, comme des atrocités de la guerre ou de la violence policière. N’hésitant pas, contrairement à nombre d’artistes de sa génération, à donner des titres qui font référence à l’histoire de l’art, à la philosophie ou à des proches, Dan Flavin réalise ainsi Icône IV (The pure land) (to David John Flavin 1933-1962), une oeuvre imposante faite de néon et de formica – tirée d’une série de huit sculptures qualifiées d’« icônes » (créées entre 1961 et 1964) – et dédiée à son frère jumeau, décédé pendant la création.
À l’inverse de la société de consommation qui brille de ses nombreuses enseignes lumineuses la nuit tombée, l’oeuvre de Dan Flavin pourrait être associée à l’idée de spiritualité, bien qu’il conteste toute référence mystique ou religieuse dans sa démarche. Lumière et spiritualité ayant été toutefois associées depuis des temps immémoriaux, il est difficile de regarder sa création sous le seul angle profane. Rappelons qu’il a, entre autres, étudié la prêtrise à Brooklyn entre 1947 et 1952. Rappelons aussi que sa dernière commande était destinée à l’intérieur de l’église Santa Maria Annunciata in Chiesa Rossa, à Milan. Terminée deux jours avant sa mort en 1996, l’installation a été placée un an plus tard et convainc par sa présence lumineuse : bleu et vert pour la nef, rouge pour le transept, doré pour l’abside. Une répartition des couleurs organisée en vertu des espaces et un rayonnement qui se perçoit encore mieux de nuit à l’extérieur.
C’est à celui qui décrivait son oeuvre comme « une séquence de décisions implicites afin de combiner traditions de la peinture et de la sculpture en architecture avec des actes de lumière électrique définissant l’espace » que les innombrables oeuvres lumineuses du XXe siècle finissant et du XXIe siècle sont peu ou prou redevables. À celui qui a posé une grammaire de la lumière avec une simplicité sidérante.