À l’occasion du deux-centième anniversaire de la naissance d’Eugène Boudin (1824-1898) et des cent cinquante ans de la première exposition impressionniste, Artpassions vous fait découvrir la plus importante – en nombre et surtout en qualité – collection privée d’oeuvres du « roi des ciels ».
C EUGÈNE BOUDIN • OEUVRES CHOISIES D’UNE COLLECTION PRIVÉE e jour du début du mois de janvier, quelque part au bord d’un lac Suisse, le ciel est bas. Bien qu’à cette heure à son zénith, le soleil ne semble pas s’être vraiment levé. Ni brume romantique, ni brouillard mystérieux, ni même ciel lourd dramatique. Le temps est presque ennuyeux. La visibilité réduite empêche d’apercevoir la rive opposée si bien qu’on pourrait avoir l’impression d’être au bord de la mer. Une mer calme, sans effet, effacée.
L’appartement, avec ses baies vitrées embrasse le lac qu’il surplombe. L’espace s’étend, les perspectives s’ouvrent aussi du côté des murs à travers les paysages peints d’Eugène Boudin qui, plus qu’ils décorent le lieu, l’habitent. Ce jour-là, ce sont eux qui apportent la lumière, offrent un horizon dégagé et un ciel en mouvement. L’accrochage est dense, parfois sur plusieurs niveaux, et il se poursuit de pièce en pièce. Boudin, encore et encore Eugène Boudin. Surgit du fond de ma mémoire le « mur » Boudin du musée du Havre, présentant accrochés à touche-touche une cinquantaine d’oeuvres de l’artiste, surtout de nombreuses esquisses de vaches, un alignement de tableaux qui m’a fasciné pendant ma jeunesse et que nous allions voir à chaque excursion dans la cité portuaire normande. Revenons à notre appartement lacustre : un musée Eugène Boudin ? Non. Un lieu privé. Ou plutôt un musée privé, car les oeuvres sont ici pour beaucoup des pièces « muséales », ce sont parmi les créations les plus importantes de l’artiste qui auraient leur place sur les cimaises des plus grandes institutions publiques.
Le propriétaire de ces tableaux n’est ni celui qui aligne ses acquisitions comme des trophées ni celui qui, intéressé par une seule possibilité de plusvalue, les stocke en sécurité dans un port-franc dans l’attente de les revendre, sans jamais les apprécier. Les nombreux ouvrages sur l’artiste – notamment ceux de Laurent Manoeuvre, à qui l’on doit une meilleure connaissance du peintre – posés au salon sur une large table basse ne sont pas des coffee table books ; son propriétaire les a lus et il est facile de s’en rendre compte : la conversation sur Boudin s’amorce naturellement et élude rapidement les éléments biographiques pour s’engager vers une réflexion sur la place de l’artiste dans l’histoire de l’art. Jugée à l’aune de l’impressionnisme – qu’il précède en fait de près de vingt ans – l’oeuvre de Boudin devrait plutôt être étudié à la fois au regard de la production d’artistes tels que Jean-Léon Gérôme, William Bouguereau ou Alexandre Cabanel, ses contemporains, et de la peinture de marine officielle, pour en saisir toute la dimension novatrice. Boudin n’adopte pas une position en rupture : il entend s’inscrire dans une histoire de la peinture où les paysages hollandais du XVIIe siècle, avec leurs grands ciels animés de nuages, et l’art français du XVIIIe siècle, libérant le mouvement du pinceau et éclaircissant la palette, tiennent une place importante. Il ne se laisse pas pour autant happer par les effusions dramatiques d’un romantisme à son apogée ni par l’académisme qui triomphe lorsqu’il expose au Salon ses premières scènes de plage. Boudin est le « jalon » entre Jean-Baptiste Camille Corot (à qui il rend un hommage discret en ponctuant, comme lui, ses oeuvres de quelques touches de rouge), l’École de Barbizon, délaissant le principe du paysage idéal composé à l’atelier pour la peinture sur le motif, et l’impressionnisme, auquel il ne considéra pas appartenir, et ce malgré sa participation à la fameuse exposition dite « impressionniste », organisée chez Nadar, à Paris, en 1874. « J’aurai peut-être eu aussi ma très petite part d’influence dans le mouvement qui porte la peinture vers l’étude de la grande lumière, du plein air et de la sincérité dans la reproduction des effets du ciel », admettra-t-il quand même en 1887.
Le collectionneur a eu l’audace, en passionné compulsif, de réunir plus de deux cent cinquante tableaux d’un même artiste et de choisir – et parlà de défendre – l’oeuvre d’un peintre jugé à tort « répétitif ». Reproche-t-on à Claude Monet, que Boudin avait, en 1856, convaincu de venir travailler avec lui dans la nature, aux environs du Havre, d’être « répétitif » ? Pourtant, ses « séries » trouvent leurs origines dans les variations atmosphériques de son aîné. Boudin n’est pas le peintre de la répétition, dans le sens péjoratif du terme, mais le peintre de la variation, par goût mais aussi certainement en réponse à la difficulté à rester fidèle à un genre (la scène de plage puis la marine) dans lequel le commerce de l’art le maintient. Quand Boudin répète un même motif, il n’est ni monotone, ni ennuyeux pour qui prend la peine de se plonger dans ses oeuvres, d’étudier la variation de ses ciels, pour qui cherche à « devin[er] la saison, l’heure et le vent », capte « les prodigieuses magies de l’air et de l’eau » et accepte « de faire connaissance avec ces beautés météorologiques », comme l’écrit Charles Baudelaire en 1859, année où il fait la connaissance du peintre. Né à Honfleur en 1824, puis élevé de l’autre côté de la Seine, au Havre, dès 1835, c’est un enfant de l’estuaire, dont il sait l’instabilité du climat. Fils de marin, Boudin connaît l’influence des marées sur le temps. Elles nourriront chez l’artiste ce goût pour l’observation des changements et des phénomènes météorologiques qui impliquent un nouveau rapport au temps chronologique. Au bord de la mer, la météo change au rythme des marées. Au contraire, l’intérieur des terres, marqué par la répétition du cycle des saisons, s’inscrit dans une certaine permanence dont la peinture de Corot et des artistes de l’École de Barbizon se fait l’écho. Le temps que peint Boudin est fugitif, il implique de capter l’instant pour parvenir à le saisir. L’artiste doit mettre en place une technique picturale différente permettant de traduire sur la toile son caractère éphémère. Il développe ainsi une pratique : travailler rapidement en plein air, à la belle saison, sur des supports de petit format (un choix également guidé par des impératifs financiers – matériaux coûteux et loyers d’un grand atelier dispendieux) et achever ses tableaux l’hiver, en intérieur. Afin d’accentuer l’effet d’appréhension immédiate, il simplifie la structure du paysage et travaille la lumière afin de rendre chaque instant saisi différent car jamais lumières, ciels et nuages ne sont identiques. « Boudin est le premier à introduire dans la peinture française, de manière déterminée et systématique, la brièveté d’un instant, le fugitif en tant que sujet à part entière », analyse Laurent Manoeuvre.
Même dans ses scènes de plage, qu’il dessine au pastel dès 1860 et peint à l’huile à partir de 1862, Boudin abandonne rapidement tout récit anecdotique et tout aspect descriptif au profit de la représentation atmosphérique. Il ne prend pas tant pour sujet ce « royaume de l’élégance » avec son champ de courses, son casino et ses villas cossues, voulu à Trouville par le duc de Morny, demi-frère de Napoléon III, que la lumière jouant sur l’eau, la grève et les vêtements, l’air humide floutant la vision, ou encore le vent gonflant les drapeaux, circulant entre les figures et soulevant les tissus. Cette haute société en villégiature qu’il peint aurait pu constituer une clientèle pour l’artiste, mais elle était habituée à plus d’égards, à ne pas être réduite à quelques taches de couleur, à être davantage considérée qu’un reflet sur l’eau ou un mouvement de nuages dans le ciel.
Monet, dans une lettre au critique d’art Gustave Geoffroy du 8 mai 1920, évoque ses débuts avec Boudin et sa fascination pour « ses pochades, filles de ce que j’appellerais l’instantanéité ». Cette transcription de l’instant, cette saisie du moment fugace n’empêche pas l’artiste de faire preuve d’une grande rigueur d’observation. Quand les impressionnistes peuplent leurs paysages de silhouettes, Boudin restitue avec rigueur les gestes et les attitudes des lavandières au bord de la Touques. Chroniqueur de la vie maritime, du « mouvement des ports et des villages de pêcheurs, […] [du] travail des chantiers, [du] départ et [de] l’arrivée des barques », il représente le drapeau américain qui flotte au mât d’un bateau en partance vers le large, rappelant ainsi le rôle du port du Havre dans le commerce transatlantique. Boudin est « l’historien des bassins encombrés de vaisseaux de haut bord, des docks débordant de marchandises. […] Rien de ce qui se passe au bord des flots ne lui est étranger » (Geoffroy).
Si l’artiste achève ses peintures à l’intérieur, ce n’est pas pour atteindre un certain degré de finition qui le rapprocherait du léché académique – lui qui d’ailleurs déplore le désir de certains collectionneurs d’obtenir des oeuvres extrêmement finies –, mais plutôt pour des raisons climatiques, car peindre en plein air c’est « être au champ de bataille ! Courir après les bateaux… suivre les nuages le pinceau à la main », écrit-il le 16 juin 1882. Des conditions qui l’empêchent d’atteindre le degré de perfection qu’il s’est fixé dans la restitution de l’instantanéité, dans le rendu d’un moment précis dans un endroit défini. Il est alors contraint au paradoxe de devoir travailler à l’atelier (en réalité une simple chambre jusqu’en 1882) pour achever de donner l’impression du plein air. À la différence de ses prédécesseurs, il n’était pas nécessaire pour lui de bien distinguer une étude réalisée sur nature, rapidement ébauchée, au coup de pinceau lâche, à la touche large, aux couleurs franches et spontanées, d’une oeuvre exécutée et achevée à l’atelier, un paysage mis en scène, imprégné d’une lumière adoucie. « L’artiste brouille ainsi les frontières traditionnelles entre étude et oeuvre achevée. Il est sans doute l’un des premiers à élever la peinture d’apparence esquissée au rang d’oeuvre définitive et suffisante », écrit Laurent Manoeuvre.
Lorsqu’il sera dans le Midi – parti comme pour défier une nouvelle lumière, plus forte, plus intense – le temps plus longtemps clément lui permettra d’achever ses peintures face au motif.
En Normandie, en Bretagne, à Bordeaux, en Hollande ou encore à Venise, Boudin part braver les éléments. L’artiste voyage pour assouvir sa vocation à saisir l’inssaisissable ici, là, quelque part, « [l]es jeux de lumière sur [l]es plages et [l]es rocs mouillés, [l]es brumes en suspension, [l]es ciels brouillés, l’indécision des horizons marins » (Geoffroy), les gris plus ou moins argentés des ciels bretons, les épais nuages surplombant les paysages hollandais, la richesse chromatique des couchers de soleil dorés vénitiens : « Nager en plein ciel. Arriver aux délicatesses du nuage. Suspendre ces masses au fond, bien lointaines dans la brume grise, faire éclater l’azur » (Boudin).