Première monographie parisienne consacrée à cet immense photographe d’origine italienne, l’exposition du Palais Galliera dévoile l’esthétique poétique et onirique de ce maître du hasard et du flou. Dans le décor atemporel de son Studio Luce, au coeur du XIVe arrondissement de Paris, rencontre avec cet artiste dont la modestie n’a d’égale que le raffinement.
Vous êtes né à Ravenne, en Italie du Nord. Cette région a-t-elle influencé votre oeuvre, nourri votre sensibilité ?
« Les racines sont toujours quelque chose de très profond. J’ai passé toute mon enfance à Ravenne, une ville dont l’héritage artistique est très riche, ce qui m’a permis de fréquenter, dès mon plus jeune âge, les magnifiques mosaïques byzantines et les grands maîtres de la Renaissance italienne. J’ai eu la chance d’avoir constamment cette beauté sous les yeux, à portée de main. Cette ambiance a certainement eu des résonnances très fortes sur mon travail. Par ailleurs, Ravenne, qui est une ville sur la mer avec des ciels changeants et un brouillard très dense qui tombe en automne et en hiver, a certainement contribué à façonner ma sensibilité. Je me suis même demandé si sa lumière si particulière n’était pas inconsciemment à l’origine de mon usage du flou dans mes photographies, de ce sfumato qui enveloppe mes modèles, dissout les contours ».
Pour quelles raisons avez-vous choisi la photographie comme médium artistique, plutôt qu’une autre discipline comme la peinture ou l’architecture ?
« À vrai dire, la peinture s’est éloignée de moi toute seule car je ne sais ni peindre, ni dessiner ! J’aime surtout la littérature. J’ai été fasciné très tôt par le langage littéraire, par le fait de pouvoir exprimer ses propres émotions à travers les mots. C’est presque par hasard que j’ai rencontré la photographie. J’ai reçu mon premier appareil photo à l’âge de huit ans, mais la nécessité de devenir photographe ne s’est pas imposée d’emblée. L’exposition du Palais Galliera s’ouvre cependant sur une photo que j’ai prise de ma soeur partant au bal dans une belle robe confectionnée pour l’occasion. Mais cette première rencontre a été totalement fortuite. Je suis, à vrai dire, complètement autodidacte ; je n’ai jamais fait une école de photographie. C’est grâce à des rencontres avec des amis photographes que j’ai tout appris. J’ai eu la chance d’avoir de beaux hasards dans ma vie ».
Vous ne cachez pas votre immense admiration pour les grands photographes qui vous ont précédé, comme Nadar, August Sander, Man Ray, Erwin Blumenfeld. Ont-ils joué un rôle dans votre formation ?
« Je suis un passionné de livres de photographies. Il suffit de regarder ma bibliothèque ! À travers les livres, j’ai beaucoup regardé, j’ai beaucoup appris. Les grands portraitistes du XIXe siècle et du début du XXe siècle sont ceux qui me touchent le plus. Comme eux, je cherche à atteindre ce que Nadar nomme lui-même « la ressemblance intime » du modèle. Nadar, comme August Sander, sont des photographes très sincères, très purs, qui ne trichent jamais. Mon ambition est tout simplement de faire de belles photographies, sans sacrifier à une quelconque représentation superficielle. Ce n’est pas une représentation de la réalité que je recherche, mais bien plutôt une révélation ».
Vous réfutez le mot « artiste » et préférez vous définir avant tout comme un « artisan ». Pourriez-vous nous en préciser la raison ?
« J’aime dire que mon studio est comme une boutique d’artisan. Mes lampes, mes tabourets, mes caméras sont mes outils de tous les jours. J’essaie d’y accomplir mon oeuvre en toute honnêteté, en toute sincérité comme le feraient un menuisier et un boulanger dans leur atelier. La simplicité est un mot qui a beaucoup d’importance pour moi ».
Vos photographies semblent des instants suspendus, des fragments d’éternité. Quel rapport entretenez-vous avec le temps ?
« La photographie est par définition le mariage entre le temps et la lumière. On a tendance à rapprocher la photographie du passé. Or pour moi, toute photographie est un présent continu, une petite éternité. La photographie est ce qui arrache la lumière à l’obscurité, ce qui arrache le présent à la mort. Toute photographie est un instant de vie ».
Dans votre très beau livre d’entretiens avec le philosophe Emanuele Coccia que viennent de publier les Éditions Gallimard, vous soulignez la dimension mystique et religieuse de la photographie. Vous employez même le mot « chaman » pour définir votre activité de photographe. Pourriez-vous expliquer ce terme mystérieux ?
« J’ai employé ce terme, car comme le chaman, je fais le lien entre les différentes dimensions, je passe d’un règne à l’autre : du rêve à la réalité, de la présence à l’absence, du passé au présent. Pour moi, chaque photographie est un miracle… J’ai toujours aimé m’éloigner le plus possible de la réalité. J’affectionne tout particulièrement les imprécisions, les accidents, les surprises, les imprévus, car ils m’aident à créer une dimension différente. Je me sens un peu comme un chef d’orchestre qui sait où se trouvent les violons, les contrebasses, les flûtes. Mais après, le miracle de la musique surgit, entier. C’est quelque chose d’indéfinissable, d’irréel. De même, lorsque la photographie naît, on oublie tout le dispositif qu’il y a autour : les lampes, la chaise, le modèle».
Dans l’autoportrait exposé au Palais Galliera, la caméra semble vous voler la vedette. Elle apparaît nette, au premier plan, tandis que votre visage est relégué au second plan, dans le flou. Quel rapport entretenez-vous avec vos appareils photos, vos « outils de travail » comme vous les qualifiez ?
« J’ai un rapport sentimental très fort avec ma caméra. Je l’utilise depuis plus de trente ans. Mon coeur habite ma caméra, je ne la quitte jamais. J’entretiens avec elle un rapport viscéral, je dirais même charnel. C’est une vraie histoire d’amour ! Vous avez raison : dans mon autoportrait, c’est la caméra qui est mise en valeur, car c’est elle qui le mérite » !
Votre découverte du Polaroid et de ses infinies potentialités artistiques vont ont valu le surnom facétieux de « Paoloroid ». Pourquoi avoir choisi d’adopter ce procédé décrié, voire méprisé par de nombreux photographes ?
« J’ai acquis cet appareil Polaroid en 1980. J’ai été immédiatement séduit par le format 20 X 25, mais aussi par les qualités intrinsèques des effets obtenus grâce à lui : ses proportions, ses imprécisions, ses couleurs, ses contrastes. J’aimais aussi l’idée que chaque photographie était unique. Comme pour le daguerréotype, une seule image surgit. J’affectionnais aussi la lenteur de la prise de vue. Cette obligation de faire des poses longues induisait un travail réfléchi. À cet égard, je considère que c’est un crime terrible pour l’art photographique comme pour les photographes que d’avoir arrêté le Polaroid. C’était un langage unique, d’une rare poésie ».
Pourriez-vous décrire l’état d’esprit dans lequel vous vous trouvez au moment de prendre une photographie ? Est-ce le même selon que vous avez décidé de prendre une photo en couleurs, ou en noir et blanc ?
« J’ai tendance à admettre qu’au moment de prendre une photographie, plus on pense, moins on voit ! Bien des photographes vous diront qu’on ne photographie pas avec la tête, mais avec le coeur, avec les sentiments. À vrai dire, il existe une grande part d’improvisation dans mon travail. Je ne programme jamais à l’avance mes photos, je préfère partir d’un simple détail. C’est avant tout un travail d’équipe ! Je ferais, là encore, la comparaison avec le travail d’un chef d’orchestre qui fédère autour de lui parfois jusqu’à trente personnes : le modèle bien sûr, mais autour de lui les chefs du décor, les assistants stylistes, les maquilleurs etc… Dès que j’arrive dans le studio, j’essaie de faire cohabiter toutes les énergies sur une même photo, de m’adapter aux vibrations qui résonnent ce jour-là. Parfois je pense à une image précise, et c’est une tout autre image qui surgit et me transporte vers un territoire où je ne pensais pas aller… »
Parmi les principes esthétiques qui sont votre signature, on pense bien sûr à ce flou si poétique qui nimbe vos photographies d’une aura de fragilité, d’une dimension onirique. Comment est-il né et quelle signification lui accordez-vous ?
« Vous savez, je ne souhaite pas faire dire des choses à mes photographies. Elles ne sont pas censées délivrer des messages, apporter des réponses. Ce sont avant tout des sensations, des émotions. Julia Margaret Cameron, une photographe du XIXe siècle que j’aime aussi tout particulièrement, avait coutume de dire qu’elle arrêtait de tourner la vis de sa caméra non pas quand c’était net, mais quand c’était beau. Pour ma part, je ne privilégie pas systématiquement le flou par rapport au net, mais comme Julia Margaret Cameron, je cherche avant tout à atteindre le Beau. Et parfois, je dois avouer qu’on perçoit mieux les contours de la réalité dans le flou que dans le net ».
L’exposition du Palais Galliera dévoile, aux côtés de vos clichés de mode, votre remarquable série des Nudi, d’une beauté diaphane. Pouvezvous expliquer votre démarche artistique ?
« Je les considère comme des portraits de femmes avant tout. Sans vêtements certes, mais qui révèlent l’intimité des modèles davantage qu’ils ne montrent leur nudité. J’appelle le modèle par son prénom et je lui demande de poser, tout simplement. Il n’y a ni voyeurisme, ni caractère érotique, ni souci anatomique dans ma démarche. C’est avant tout un travail de photographe qui nécessite une confiance réciproque entre celui qui prend la photo et le modèle. J’essaie de respecter mille fois mon sujet, la dignité de son âme. Le résultat est complètement atemporel. Nul accessoire n’ancre le modèle dans le temps ou la réalité. Davantage que la réalité, c’est la texture que je recherche dans la photographie ».
Vous racontez dans votre livre d’entretiens avec le philosophe Emanuele Coccia combien les reporters de guerre ont parfois tendance à mépriser le travail des photographes de mode. En quoi cette attitude vous agace ?
« Je n’ai rien contre les photographes de guerre, et j’admire même beaucoup le travail de reporters comme Robert Capa ou Philip Jones Griffiths. Mais j’avoue avoir du mal à admettre qu’ils seraient les seuls détenteurs de la vérité, que la photographie devrait toujours être du côté du drame et de la tragédie. Nous, les photographes de mode, nous ne serions ainsi que du côté de l’insouciance et de la légèreté. Selon moi, les uns ne sont pas plus importants que les autres. Mon dessein est avant tout de créer de la beauté ».
Parmi les magnifiques photos rassemblées dans cette rétrospective, pourriez-vous nous dire quelle est celle qui vous touche le plus ?
« La photographie qui me touche le plus est peutêtre celle dans laquelle on voit une paire de chaussures abandonnée au milieu d’une pièce vide avec des rideaux. C’est comme un théâtre vide, il ne reste plus que l’empreinte du sujet. À vrai dire, c’est une photo née du hasard. Le mannequin était parti dans la cabine de maquillage pour faire une retouche, et j’ai tout juste eu le temps de prendre cette photo. La question de la présence et de l’absence, de la trace et de l’empreinte est au coeur même de la pratique photographique ».
Parmi vos collaborations les plus fécondes, il y eut ces rencontres avec les créateurs de mode japonais, dont Yohji Yamamoto et Rei Kawakubo, la fondatrice de la marque « Comme des Garçons ». Pouvez-vous nous décrire ces moments de grâce ?
« J’ai une grande attirance pour le Japon, son esthétique magnifique, très nuancée, archaïque et contemporaine tout à la fois. L’un de mes livres de chevet n’est autre qu’Éloge de l’ombre de Jun’ichirō Tanizaki. Ma première rencontre avec Yohji Yamamoto a eu lieu en 1985 lorsque j’ai réalisé son premier catalogue avec un fond blanc, quelques lumières, et la musique de Nino Rota. Cela a été un grand moment dans ma vie de photographe, qui m’a ouvert de larges horizons. J’aime aussi beaucoup cette photographie réalisée à Tokyo en 2016 pour « Comme des Garçons ». Il y a quelque chose d’exotique dans cette image, et Anna Cleveland était un merveilleux modèle, très poétique. Quel que soit le sujet, je cherche toujours à me perdre, à m’éloigner de la réalité ».
Je remarque à ce propos que vous avez photographié très peu de paysages. La pratique du portrait en studio semble votre signature. Pouvez-vous nous en donner la raison ?
« J’ai fait de nombreuses photographies lors de mes voyages en Inde, au Yémen, mais pour moi, ce sont toujours des portraits. Certes, des portraits de paysages, des portraits d’arbres, mais toujours des portraits. Si je privilégie la photographie de studio, c’est pour mieux me protéger de la réalité, m’immerger plus facilement dans mon monde de rêves. Si je devais explorer d’autres pistes, ce serait pour photographier l’invisible, photographier les rêves et les fantômes, les gens qui ne sont plus. Tel un chaman, photographier l’autre monde, les anges et les dieux ».
À LA RECHERCHE DU TEMPS SUSPENDU
Bien davantage qu’une simple rétrospective, l’exposition du Palais Galliera est une déambulation poétique à travers les somptueux clichés réalisés par ce « magicien » de la photographie depuis un demi-siècle. Avec ses rideaux de tulle, ses mosaïques et ses cimaises d’un rouge pompéien, le Palais Galliera semblait l’écrin parfait pour accueillir ses plus belles oeuvres effaçant, tel le brouillard enveloppant de Ravenne, les frontières entre le rêve et la réalité, le passé et le présent. Icônes byzantines parées de mille feux, les modèles (Guinevere, Saskia, Sacha, Inès, Anna, Audrey, Natalia…) égrènent ainsi leurs fugitives silhouettes et s’impriment à jamais sur la pellicule comme dans nos mémoires. Avec la complicité d’Ania Martchenko, le Palais Galliera se métamorphose alors en studio éphémère, « espace de l’imagination, du rêve, de la liberté ». Distillant un parfum de douce mélancolie, onirique et théâtrale tout à la fois, la scénographie du Palais Galliera est proustienne à souhait. Trempez votre madeleine dans cet élixir miraculeux…