Dans le bel écrin de l’Hôtel de Caumont, à Aix-en-Provence, sont exposées, en regard des estampes desplus grands maîtres nippons, les oeuvres lumineuses de celui que l’on surnomma « le Nabi très Japonard ».Mais bien plus qu’une simple source d’inspiration, l’art japonais renouvela en profondeur les questionnementsesthétiques et la pensée philosophique de Pierre Bonnard.
Aussi incroyable que cela puisse paraître,aucune exposition d’envergure n’avaitjusqu’à ce jour mis en lumière la detteque Pierre Bonnard contracta auprèsde l’art japonais dans ses multiples facettes. Sousla houlette d’Isabelle Cahn, grande spécialiste dupeintre qui vient de lui consacrer une somptueusemonographie publiée chez Citadelles & Mazenod,réparation est faite, et de façon superbe ! Procédantpar touches délicates et évitant les comparaisonssystématiques et redondantes, cette historiennede l’art aussi érudite que sensible a préféré suggérerau visiteur les affinités artistiques et formellestissées entre les plus grands maîtres de l’estampejaponaise (Harunobu, Kunisada, Hokusai,Hiroshige…) et ce chantre de la nature et du bonheurdomestique que fut Pierre Bonnard.
LA VOGUE DU JAPONISME
Certes, en cette seconde moitié du XIXe siècle,l’artiste français n’est guère le seul à succomber àl’étrange séduction de ces « images du monde flottant» (ou ukiyo-e) qui inondent, aux côtés dessabres, arcs, éventails, paravents, lanternes et kimonosde soie, les expositions universelles commeles salons bourgeois des grands collectionneurs parisiens! L’heure est en effet au « japonisme », pourreprendre le terme forgé en 1872 par le critiqued’art Philippe Burty pour désigner cet engouementfrénétique pour tout ce qui touche de prèsou de loin à l’archipel nippon.
« Il y avait alors, avenue de l’Opéra, plusieurs grands magasins japonais qui vendaient des articles trèspopulaires. C’est là que je trouvais pour un ou deux sous des crépons ou des papiers de riz froissés auxcouleurs étonnantes. Je remplis les murs de ma chambre de cette imagerie naïve et criarde (…). Ceque j’avais devant moi, c’était quelque chose de vivant, d’extrêmement vivant », se remémorera ainsi lepeintre en 1943.
Dans le sillage d’un Gauguin ou d’un Van Gogh, Bonnard et ses amis qui s’autoproclament « nabis » (unmot hébreu signifiant « initié », « prophète ») sont en effet immédiatement frappés par la troublante « modernité» qui se dégage des créations nippones, et en particulier de ces estampes aux aplats de couleurspures et aux sujets saisis en plongée et en contre-plongée.
« Nous ne savons pas quand a eu lieu le premier contact de Bonnard avec les estampes anciennes duJapon. Si aucun document ne permet d’affirmer qu’il a visité la première exposition historique sur l’artde la gravure au Japon qui s’est tenue en 1888 dans la Galerie L’Art japonais de Siegfried Bing, sa premièrevisite attestée est celle de l’exposition “La Gravure japonaise” ouverte du 25 avril au 22 mai 1890à l’École nationale des Beaux-Arts de Paris. Accompagné de ses amis Édouard Vuillard, Paul Sérusier,Maurice Denis, Bonnard découvre sept cent soixante estampes du XVIIe au XIXe siècle », rappelle ainsiIsabelle Cahn dans le catalogue.
Dès lors, le peintre de Fontenay-aux-Roses se déleste des lourdeurs de l’enseignement académique prodiguépar ses professeurs pour leur préférer les principes esthétiques délivrés par les plus grands maîtres del’ukiyo-e. Ne sont-ils pas les meilleurs guides pour le conduire vers la voie de la modernité ?
« PEINDRE ET PENSER COMME UN JAPONAIS »
S’affranchissant des recettes de la perspective linéaire occidentale, adoptant le format allongé et si élégantdes kakémonos, Bonnard se libère alors de tout ce qu’il a appris pour expérimenter avec gourmandiseune nouvelle façon de représenter l’espace. Prêtés généreusement par le musée d’Orsay, les quatre panneauxcomposant les Femmes au jardin (1890-1891) peuvent ainsi se lire de façon autonome ou commeun tout, à la manière des paravents ou des polyptiques. Parés de fleurs et de feuillages suggérant le cycledes saisons, les personnages féminins ont, quant à eux, la grâce éthérée des coquettes immortalisées parle pinceau de Kuniyoshi ou d’Harunobu.
Célébrant les plaisirs éphémères sous toutes leurs formes, les artistes japonais de l’époque Edo (1603-1867) deviennent ainsi, bien malgré eux, les maîtres à penser du peintre français, distillant leur messaged’essence bouddhique visant à goûter le plus humblement à la beauté des choses. « Vivre seulement pourl’instant, contempler la lune, la neige, les cerisiers en fleurs et les feuilles d’automne, aimer le vin, les femmes et les chansons, se laisser porter par le courant de la vie comme la gourde flotte au fil de l’eau »,telle est la définition de l’ukiyo-e délivrée par le romancier Asai Ryōi en 1661.
Et c’est sans doute à travers ce prisme qu’il faut réinterpréter les oeuvres rassemblées avec délicatesse parIsabelle Cahn. Loin de se limiter à des emprunts formels, Bonnard s’immerge alors en profondeur dansla pensée nipponne, capte la beauté fragile et éphémère des paysages en fleurs, s’attendrit, à la manièred’un Utamaro, devant la bouille ronde d’un nouveau-né aux allures de petit bouddha, célèbre la poésiemodeste d’une partie de croquet ou la nappe blanche d’un repas dominical, capte l’énergie cinétiqued’une scène de la vie parisienne, transforme en symphonie d’or et de lumière une terrasse du Midi inondéede soleil ou des baigneurs surpris à la fin du jour…
Et comment ne pas s’extasier devant ces nus féminins sur lesquels règne la figure obsessionnelle deMarthe, geisha androgyne dont le corps se pare de mille éclats dans cette toile lumineuse prêtée par l’Albertinade Vienne ? On ne peut s’empêcher d’esquisser un rapprochement furtif avec les beautés du quartierdes plaisirs du Yoshiwara, dont l’érotisme allait tant enflammer l’imaginaire des peintres et des écrivainsfrançais du XIXe siècle, dont celui des frères Goncourt…
Le parcours s’achève en apothéose avec cet amandier en fleurs que Bonnard peignit vers 1930 dans sonjardin du Cannet. Partageant avec les Japonais une sensibilité au passage du temps et à la beauté fugacede la nature, l’artiste au crépuscule de sa vie semble sacrifier ici à la coutume nipponne du hanami, quiconsiste à célébrer la première floraison des cerisiers, symbole de renaissance…
« J’espère que ma peinture tiendra sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’andeux mille avec des ailes de papillon », tel était le souhait formulé par Pierre Bonnard en 1946. Cettemerveilleuse exposition en apporte la preuve éclatante.