MONTAGNES DE DIAMANT

Jarre-lune, Corée, dynastie Joseon, XVIIe-XVIIIe siècle Porcelaine blanche, hauteur 31,5 cm, diamètre 27,1 cm Musée national des arts asiatiques – Guimet, donation Itami
Jarre-lune, Corée, dynastie Joseon, XVIIe-XVIIIe siècle Porcelaine blanche, hauteur 31,5 cm, diamètre 27,1 cm Musée national des arts asiatiques – Guimet, donation Itami
Près de la frontière sud-est de la Corée duNord, les monts Kumgang, ou « montagnesde diamant », tiennent au coeur detous les Coréens : leur austère beauté cristallisel’impossible réunification des deux parties dupays. Mais la fascination qu’elles exercent ne datepas de la partition des deux Corées. Au dix-huitièmesiècle, Jeong Seon, un artiste en qui le « Paysdu matin calme » reconnaît son plus grand peintre,les a représentées d’innombrables fois. En 1734, ilen proposa une vue panoramique saisissante, considéréeaujourd’hui comme un trésor national. Leursmultiples sommets, hérissés comme des stalagmites,semblent nus au premier abord, mais quandon les regarde de plus près, on découvre que des habitationss’y nichent. À mi-hauteur se dessine uneénorme tour dont on ne sait si elle est une concrétionnaturelle ou une oeuvre de l’homme. Peut-êtreun monastère bouddhiste, car il y en eut beaucoup.Ainsi les « montagnes de diamant », dans cette peinture,sont-elles à la fois impressionnantes et fraternelles,étranges et familières. Ce n’est pas un hasard si les deux artistes coréenscontemporains dont on présente le travail au muséeBaur sont tous les deux habités par le souvenir deces montagnes, et par l’interprétation qu’en a donnéeJeong Seon. Ji-Young Demol Park est installéedepuis près de trente ans en Europe, et plus précisémentdans les Alpes de Haute-Savoie. Elle aime représenterce qu’elle appelle elle-même « la force et ladouceur » des paysages lémaniques. Mais elle est récemmentretournée en Corée pour un pèlerinage, ets’est mise à peindre, en contrepoint des Alpes, les fameusesmontagnes de diamant. Cependant, on estimmédiatement frappé par une qualité commune àtoutes ses oeuvres,...

Près de la frontière sud-est de la Corée duNord, les monts Kumgang, ou « montagnesde diamant », tiennent au coeur detous les Coréens : leur austère beauté cristallisel’impossible réunification des deux parties dupays. Mais la fascination qu’elles exercent ne datepas de la partition des deux Corées. Au dix-huitièmesiècle, Jeong Seon, un artiste en qui le « Paysdu matin calme » reconnaît son plus grand peintre,les a représentées d’innombrables fois. En 1734, ilen proposa une vue panoramique saisissante, considéréeaujourd’hui comme un trésor national. Leursmultiples sommets, hérissés comme des stalagmites,semblent nus au premier abord, mais quandon les regarde de plus près, on découvre que des habitationss’y nichent. À mi-hauteur se dessine uneénorme tour dont on ne sait si elle est une concrétionnaturelle ou une oeuvre de l’homme. Peut-êtreun monastère bouddhiste, car il y en eut beaucoup.Ainsi les « montagnes de diamant », dans cette peinture,sont-elles à la fois impressionnantes et fraternelles,étranges et familières.

Ce n’est pas un hasard si les deux artistes coréenscontemporains dont on présente le travail au muséeBaur sont tous les deux habités par le souvenir deces montagnes, et par l’interprétation qu’en a donnéeJeong Seon. Ji-Young Demol Park est installéedepuis près de trente ans en Europe, et plus précisémentdans les Alpes de Haute-Savoie. Elle aime représenterce qu’elle appelle elle-même « la force et ladouceur » des paysages lémaniques. Mais elle est récemmentretournée en Corée pour un pèlerinage, ets’est mise à peindre, en contrepoint des Alpes, les fameusesmontagnes de diamant. Cependant, on estimmédiatement frappé par une qualité commune àtoutes ses oeuvres, qu’elles représentent son pays natalou le Cervin au lever du soleil : elles sont toutes habitées,éclairées, épurées par une blancheur sereine.

Est-ce parce que ses montagnes, souvent, sont enneigées? Non, car la blancheur est aussi celle du jetd’eau de Genève, des nuages au flanc du Cervin, etbien plus encore de ce qu’on appelle, dans un dessin,la réserve : le blanc du papier d’où se dégage lemotif ; cette réserve, on sent que non seulement ellefait partie de l’oeuvre mais qu’elle est une consignede silence. Un mot purement technique prend alors un sens moral : la réserve ? C’est la retenue, le respect,la contemplation. On pense à Mallarmé : « surle vide papier que sa blancheur défend… » DansGenève, le jet d’eau et le Salève, la ville est à peine esquissée,comme sortie d’un de ces impressionnantsmirages maritimes qu’on appelle fata morgana. LeCervin au lever du soleil est tout aussi subtil, commela représentation des montagnes de Corée. Quoiqu’elle peigne, le trait de cette artiste fait songer à latrace d’une biche dans la neige.

Ji-Young Demol Park Genève et Salève, 2022 --- Ji-Young Demol Park Ulsanbawi depuis Misiryeong, 2022
Ji-Young Demol Park Genève et Salève, 2022 — Ji-Young Demol Park Ulsanbawi depuis Misiryeong, 2022

On n’est donc pas étonné d’apprendre qu’elle aimeparticulièrement, dans l’art traditionnel coréen, les« jarres de lune » dont elle admire, dit-elle, la formesimple, et « le vide exempt de toute représentation ».

Si l’on devait trouver un point commun entre Ji-Young Demol Park, fidèle aux techniques classiquesde la peinture, et Lee Lee Nam, qui travaille en vidéasteavec les procédés numériques les plus modernes,créant des animations enrichies par dessons, peut-être dirait-on précisément : le vide, ouplutôt la neige, la blancheur. Certes, des oeuvresde Lee Lee Nam comme Voyage de rêve au pays desfleurs de pêcher ou Quatre saisons se parent de millecouleurs, auxquelles s’ajoutent, sur la bande-son,des chants d’oiseaux, des murmures de rivière, descrépitements de pluie ou des coups de tonnerre.Mais à chaque fois s’impose la neige, qui recouvrele tout de blancheur et de silence. Ne subsiste quele mouvement des flocons qui tombent ; mais bientôtcela même vient à cesser, et l’on est face au paysageimmobile, uniformément blanc.

Une autre ressemblance entre les deux artistes, on l’adit, c’est leur passion commune pour l’oeuvre de leurancêtre spirituel Jeong Seon et pour les montagnesde leur Corée natale. Cependant, au contraire de Ji-Young Demol Park, Lee Lee Nam confronte directement,presque violemment, l’oeuvre de ce grandancêtre à celle d’un peintre occidental, et c’est ainsiqu’il superpose, dans Gyemjae et Cézanne, la Sainte-Victoire à un tableau de Jeong Seon : une montagnedont la forme est remarquablement proche de celle que peignit le maître d’Aix-en-Provence. Le camaïeudiscret du peintre le plus ancien, progressivement, serecouvre de taches de couleurs vives qui paraissentd’abord aléatoires mais qui vont bientôt composerle tableau de l’artiste français. Que se passe-t-il alors ?Ce tableau lui-même va subir les vicissitudes des saisons,et se couvrir de neige. De cette neige ressurgitle dessin initial de Jeong Seon : comme si, une foisencore, la blancheur toute-puissante reconduisait auvide originel, dont le maître coréen serait plus procheque le trop coloré Cézanne… Lee Lee Nam sembletiraillé entre la passion des couleurs et celle de la blancheur.C’est également le cas dans son Voyage de rêveau pays des fleurs de pêcher, dans lequel la neige, unefois encore, a la part belle.

Ji-Young Demol Park Ulsanbawi depuis Misiryeong, 2022 --- Lee Lee Nam Gyemjae et Cézanne, 2009
Ji-Young Demol Park Ulsanbawi depuis Misiryeong, 2022 — Lee Lee Nam Gyemjae et Cézanne, 2009

Ses oeuvres animées se regardent avec un immenseplaisir, où l’on retrouve, magnifié, l’effet deces boules magiques, de verre ou de plastique, offertesaux enfants, et qui, retournées, font tomberla neige sur un paysage. Cette comparaison n’a riende dépréciatif, car on espère aussi de l’art qu’il nousprocure les joies de l’enfance. Mais j’avoue toutde même, s’il faut choisir, une préférence pour lesoeuvres de Ji-Young Demol Park, plus pures, cellesde Lee Lee Nam sont sans doute porteuses de plusde séductions : les bruits de la nature, parfois unedouce musique de fond, le mouvement, le chatoiementdes couleurs, la chute des flocons, bref, lescharmes et les risques du Gesamtkunstwerk.

Le danger, aussi, du message trop explicite, ou del’oeuvre de seconde main, de l’oeuvre greffée surl’oeuvre : outre la citation de Cézanne, Lee LeeNam a composé des variations sur les plus fameuxchefs-d’oeuvre de l’art occidental, à commencer parMichel-Ange (la Pietà du Vatican) ou Léonard deVinci (la Joconde, qui l’eût cru ?), ou encore Vermeer(La jeune fille à la perle, bien sûr). Tout cela est unpeu trop attendu. Heureusement, ce que montre lemusée Baur est la part la plus personnelle et la plusraffinée de son oeuvre ; à ce titre, il peut voisiner avecles subtiles merveilles de Ji-Young Demol Park. Sousle signe du blanc, somme et silence des couleurs.

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