SIMENON • ROMANCIER DU« DRAMATIQUE QUOTIDIEN »

Georges Simenon Épalinges, Vaud, Suisse, 1964 Photographie © Gertrude Fehr. Collection John Simenon
Georges Simenon Épalinges, Vaud, Suisse, 1964 Photographie © Gertrude Fehr. Collection John Simenon
Méprisé de l’intelligentsia à cause de son immense succèspopulaire, Simenon est resté longtemps un génie méconnu.Le voici rétabli dans sa gloire. I l a été le plus grand romancier de languefrançaise du XXe siècle, et on ne s’en étaitpas aperçu. Parce qu’il avait des millionsde lecteurs et atteignait des tirages faramineux,on le prenait pour un amuseur populaire,sans pensée, sans style, sans univers, sans vision dumonde. C’est peu à peu qu’il a pris la place immensequ’il occupe dans le roman littéraire. Tousles autres avant lui mettaient en scène des personnagesqui, par un côté ou un autre, en bien ou enmal, tranchent sur le commun des mortels : des« types » en somme, de ceux qu’on remarque aussitôt.Personne n’avait songé à choisir des hommeset des femmes que rien ne distingue : des êtres incolores,à la vie banale, qui n’ont comme seul mériteque d’être sur terre. Simenon a osé, lui, fairede leur existence sans histoire la matière même deses romans, et à donner du sens à ce qui en est naturellementdépourvu. Il nous restitue dans sa réalitépremière le genre humain dépourvu de signesdistinctifs qui le rendraient intéressant. Grâceà lui, tous ceux et celles que nous croisons dansla rue sans même les remarquer, vivent devantnous, nous les voyons, nous les entendons. Zola,Maupassant, Gorki, Steinbeck, Camus avaient essayéavant lui ou essaieront après lui de nous montrerdes êtres « quelconques », mais ces êtres quelconquessont à leur manière des héros de la vieordinaire, des mendiants, des ivrognes, des prostituées,des idiots, des épaves, toute la déchéancedu monde,...

Méprisé de l’intelligentsia à cause de son immense succèspopulaire, Simenon est resté longtemps un génie méconnu.Le voici rétabli dans sa gloire.

I l a été le plus grand romancier de languefrançaise du XXe siècle, et on ne s’en étaitpas aperçu. Parce qu’il avait des millionsde lecteurs et atteignait des tirages faramineux,on le prenait pour un amuseur populaire,sans pensée, sans style, sans univers, sans vision dumonde. C’est peu à peu qu’il a pris la place immensequ’il occupe dans le roman littéraire. Tousles autres avant lui mettaient en scène des personnagesqui, par un côté ou un autre, en bien ou enmal, tranchent sur le commun des mortels : des« types » en somme, de ceux qu’on remarque aussitôt.Personne n’avait songé à choisir des hommeset des femmes que rien ne distingue : des êtres incolores,à la vie banale, qui n’ont comme seul mériteque d’être sur terre. Simenon a osé, lui, fairede leur existence sans histoire la matière même deses romans, et à donner du sens à ce qui en est naturellementdépourvu. Il nous restitue dans sa réalitépremière le genre humain dépourvu de signesdistinctifs qui le rendraient intéressant. Grâceà lui, tous ceux et celles que nous croisons dansla rue sans même les remarquer, vivent devantnous, nous les voyons, nous les entendons. Zola,Maupassant, Gorki, Steinbeck, Camus avaient essayéavant lui ou essaieront après lui de nous montrerdes êtres « quelconques », mais ces êtres quelconquessont à leur manière des héros de la vieordinaire, des mendiants, des ivrognes, des prostituées,des idiots, des épaves, toute la déchéancedu monde, mais à ce titre des personnages exceptionnels.Simenon a, pour la première fois, mis enscène des individus sans individualité ; puissammenthumains, si pauvre que soit leur humanité.Il ne les juge pas : si nuls ou falots soient-ils,dans leurs chambres d’hôtel minables ou accoudésau zinc, il leur témoigne au contraire une intensecompassion, ce qui est un autre signe du grandromancier.

Georges Simenon Les mémoires de Maigret, 1951 --- Georges Simenon La première enquête de Maigret, 1949
Georges Simenon Les mémoires de Maigret, 1951 — Georges Simenon La première enquête de Maigret, 1949

Aucun coup de théâtre, aucun coup de poingdans ses romans, faits de lenteurs insinuantes, decontours brouillés, de tâtonnements dans la brume.Ses romans, on l’a dit, sont des romans d’atmosphère,dont le climat spongieux enveloppe le lecteuret l’imbibe comme une drogue. Ce n’est paspar hasard qu’il choisit des paysages pluvieux, desplaines noyées dans le brouillard, des canaux si77/juin 2024 65SIMENON • ROMANCIER DU « DRAMATIQUE QUOTIDIEN »nueux entre des berges marécageuses. Le soleil enest presque toujours absent, la grande lumière duSud, car Simenon ne veut pas de contours trop nets.

Les criminels sont eux-mêmes des types on ne peutplus ordinaires. « Or, c’était un côté troublant decette histoire, le courtier était un bonhomme siquelconque qu’il fallait un effort pour se souvenirde son visage. Sa profession elle-même était sanspoésie ». Comme on est loin des flamboyants assassinsde Shakespeare, de Stendhal, de Dostoïevski,nimbés d’une aura spectaculaire ! Pour Simenon,celui qui va jusqu’au meurtre n’a pas plus de richesseintérieure, de relief, de consistance, que lepetit employé qui se rend chaque jour au bureau.Égorger, tuer, répandre le sang, n’est pas plus romantiqueque tremper sa plume dans l’encrier.

Le chien jaune Sortie en France, 29 juin 1932 Affiche de l’adaptation cinématographique du roman éponyme de Georges Simenon, réalisée par Jean
Le chien jaune Sortie en France, 29 juin 1932 Affiche de l’adaptation cinématographique du roman éponyme de Georges Simenon, réalisée par Jean

Le seul personnage qui émerge de cette grisaillehumaine est le célèbre commissaire Maigret, maisvoyez comme il le traite ! Il est non seulement gros,épais, lent dans sa réflexion, poussif dans ses gestes,mais Simenon fait tout pour effacer son originalité,pour le réduire à un bonhomme quelconque,fondu dans la masse de ses semblables. « Le clientde passage (dans un caboulot de Rue Pigalle) se serait sans doute demandé quel était ce gros monsieuren pardessus épais qui fumait sa pipe, le dosau poêle, tout en réchauffant dans sa main un verred’alcool, et, certes, il n’aurait pas pensé au commissaireMaigret, de la Police judiciaire ». Ses méthodesd’investigation sont fondées sur l’absenced’« effets spéciaux », comme on dirait au cinéma.Dans ses enquêtes, il ne se presse pas. « Maigret,lourd et lent, donnait, même quand il allait à traversla petite maison, une sensation d’immobilité.Il était là, comme une éponge, à s’imprégner lentementde tout ce qui suintait autour de lui ».Penserserait déjà l’indice d’une supériorité : Maigret nepense pas, il se laisse penser par les choses et lesévénements, simple et passive éponge.

Ici, l’on songe à Proust, dont le regard, selon les témoinsqui l’ont approché, s’appropriait les objetspour en capter le mystère. « Ses yeux admirables,raconte l’un d’eux, se collaient matériellement auxmeubles, aux tentures, aux bibelots ; par tous lespores de sa peau il semblait aspirer toute la réalitécontenue dans la chambre ; et l’espèce d’extase quise peignait sur son visage était bien celle du médiumqui reçoit les messages invisibles des choses »(Ramon Fernandez, dans « Hommage à MarcelProust », Nouvelle Revue Française, janv. 1923).

On voit tout de suite en quoi Simenon s’opposeà Proust. Les yeux de Maigret ne sont pas « admirables» mais enfouis dans la graisse d’un bonvivant qui n’apprécie rien tant qu’un fricandeaucuisiné par sa bourgeoise. Il a en commun avecProust la faculté d’« aspirer » la réalité du décor oùil mène son enquête ; cette façon de procéder estla marque de son génie policier ; mais là s’arrêtel’analogie. Maigret ne cherche pas « l’extase », maisà établir la vérité d’un fait ; et ce n’est pas le revers« invisible » des choses qui l’attire, mais tout lecontraire. Pour lui, ce qui est invisible est quelquechose qui n’est pas encore vu, et que lui, commissairede la Police judiciaire, s’est engagé à découvrir,à mettre sous nos yeux. Il lui arrive, pour absorbercomplètement la réalité autour de lui, des’installer dans la famille où il y a un mystère àpénétrer, ou d’attendre embusqué dans une encoignurede rue jusqu’à ce que la vérité se révèle.Quand il se promène à la recherche d’indices, ila l’allure, non d’un limier aux sens aiguisés, maisd’un « promeneur béat ».

Georges Simenon dans les rues de Lausanne Lausanne, Vaud, Suisse, 1958 Photographie © Léonard Gianadda Collection John Simenon
Georges Simenon dans les rues de Lausanne Lausanne, Vaud, Suisse, 1958 Photographie © Léonard Gianadda Collection John Simenon

Il précise souvent qu’il n’a pas d’idées préconçues.Appelé à enquêter sur une affaire dans le milieu desmariniers et des éclusiers, il hésite, temporise, recueillel’hypothèse la plus probable, mais sans enêtre convaincu. « C’était possible, évidemment…Tout était possible… Seulement Maigret voulait –comment dire ? – …il voulait en arriver à penserpéniche, c’est-à-dire à penser comme ces gens-là ».Penser péniche, c’est admirable, c’est plus fort que Proust, qui n’entrait dans la psychologie que de gensde son milieu, de sa société, de sa culture. Simenonréussit à « penser » l’humanité tout entière, selon lesmétiers, les habitudes de chacun. Au gré des affairesqui l’occupent, il « pense train », il « pense épiceriemerceriede village », il « pense camion de nuit », il« pense collection d’ivoires », avec chaque fois unecapacité phénoménale de s’identifier non seulementà ses personnages, mais à l’atmosphère où ilsévoluent, aux objets qui les entourent.

Il est vrai que ces personnages ne sont jamais de« grands caractères ». Ce qui intéresse l’écrivain,c’est, nous le savons, l’homme en creux, l’hommeà l’état brut, l’homme au degré zéro de l’existence.Le thème de la nullité humaine avait été lancé parFlaubert dans L’Éducation sentimentale, mais paréd’une écriture si raffinée qu’elle démentait le propos.Le miracle, avec Simenon, c’est qu’il arrive,en quelques pages d’une écriture banale, à dépouillerun homme de tout ce qui n’est pas lui-même,à retrouver son essence première, son vide premier,ce non-être qui est le lot de chacun, une fois grattéesles superstructures derrière lesquelles chacuns’efforce de donner le change. Le plus insignifiantdes personnages de Simenon ouvre devant nousle mystère, l’abîme, le néant de la condition humaine.La pluie, le brouillard, le froid, le décor miteuxdes chambres meublées comme les haltes auxterrasses de café ne lui servent que d’écrin pourmettre en valeur ce qu’il appelle « le dramatiquequotidien », celui qui naît, justement, non du chocde personnalités hors pair, mais du frottement sansgloire entre les êtres les plus communs.

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