ÉDITORIAL FRANÇOIS-HENRI DÉSÉRABLE

François-Henri Désérable © FRANCESCA MANTOVANI - GALLIMARD
François-Henri Désérable © FRANCESCA MANTOVANI - GALLIMARD
LA CRITIQUE D’ART EST UN SPORT DE COMBAT Il y a dans L’Usage du monde un passage que je relis chaque fois avec le même enchantement. Pendant l’hiver 1953, Nicolas Bouvier et son ami Thierry Vernet sont à Tabriz, en Iran, où ils rencontrent un certain Bagramian, l’unique peintre de la ville. Bagramian et Vernet se lancent dans un débat sur la peinture, mais comme l’un est iranien et que l’autre est de Genève, comme l’un ne parle pas un mot de français et que l’autre ne fait que baragouiner le persan, c’est à renfort de gestes que se tient le débat en question: «Bagramian, écrit Bouvier, criait le nom d’un peintre en étendant la main à une certaine hauteur pour montrer le cas qu’il en faisait. Thierry répliquait. Ils étaient rarement d’accord: quand Thierry ramenait Millet au niveau du plancher, l’autre, qui l’avait placé à hauteur d’épaule et le copiait depuis trente ans, se renversait dans sa chaise en se cachant la figure. Ils s’entendaient sur les Primitifs italiens, aux environs d’un mètre, puis s’élevaient prudemment avec quelques valeurs sûres – Ingres, Vinci, Poussin – en se surveillant du regard et gardant son meilleur candidat en réserve car, dans ces espèces d’enchères, chacun voulait le dernier mot. Quand Thierry, le bras levé, avait mis son favori hors de portée du petit homme, Bagramian grimpait sur son escabeau et finissait par emporter l’affaire, sans trop d’élégance, avec un peintre russe totalement inconnu. Chichkine… grande peinture – disait-il – forêts de...

Il y a dans L’Usage du monde un passage que je relis chaque fois avec le même enchantement. Pendant l’hiver 1953, Nicolas Bouvier et son ami Thierry Vernet sont à Tabriz, en Iran, où ils rencontrent un certain Bagramian, l’unique peintre de la ville. Bagramian et Vernet se lancent dans un débat sur la peinture, mais comme l’un est iranien et que l’autre est de Genève, comme l’un ne parle pas un mot de français et que l’autre ne fait que baragouiner le persan, c’est à renfort de gestes que se tient le débat en question: «Bagramian, écrit Bouvier, criait le nom d’un peintre en étendant la main à une certaine hauteur pour montrer le cas qu’il en faisait. Thierry répliquait. Ils étaient rarement d’accord: quand Thierry ramenait Millet au niveau du plancher, l’autre, qui l’avait placé à hauteur d’épaule et le copiait depuis trente ans, se renversait dans sa chaise en se cachant la figure. Ils s’entendaient sur les Primitifs italiens, aux environs d’un mètre, puis s’élevaient prudemment avec quelques valeurs sûres – Ingres, Vinci, Poussin – en se surveillant du regard et gardant son meilleur candidat en réserve car, dans ces espèces d’enchères, chacun voulait le dernier mot. Quand Thierry, le bras levé, avait mis son favori hors de portée du petit homme, Bagramian grimpait sur son escabeau et finissait par emporter l’affaire, sans trop d’élégance, avec un peintre russe totalement inconnu. Chichkine… grande peinture – disait-il – forêts de bouleaux sous la neige.»

À rebours du relativisme qui a les faveurs de notre époque, celle-là même qui voudrait nous faire croire qu’en art comme en littérature «tout se vaut» et qu’«il en faut pour tous les goûts», ces débats sur la valeur d’une œuvre ou d’un artiste (ou d’un livre, ou d’un écrivain), je les tiens pour essentiels, voire salutaires. Pas tant pour conférer à notre propre jugement une valeur universelle ni ériger nos préférences en normes esthétiques, mais parce qu’ils donnent souvent lieu à des divergences, à des querelles, parfois même à des engueulades homériques, et que s’engueuler à propos de livres ou d’œuvres d’art avec autant d’ardeur, d’exaltation, de véhémence qu’on peut en mettre à s’engueuler, par exemple, à propos de politique, c’est considérer l’art et la littérature avec tout le sérieux qu’ils méritent et leur redonner la place qui leur est due: celle d’une chose qui engage toute notre vie, et qu’on ne pourra jamais réduire à une simple distraction, à un passe-temps futile destiné à combler le désœuvrement de nos heures creuses.

Alors, quand à la faveur du festival littéraire E Statinate, qui se tient chaque été à Lumio, en Corse, j’ai rencontré l’historien de l’art Thomas Schlesser, nous nous sommes engagés dans un débat, à la manière de Vernet et Bagramian. Schlesser est l’auteur des Yeux de Mona, roman à succès dans lequel il raconte l’histoire d’une petite fille de dix ans menacée de devenir aveugle, et que, pendant un an, son grand-père traîne de musée en musée (au Louvre, à Orsay, à Beaubourg) pour lui apprendre à regarder avant d’avoir peut-être à perdre la vue.

Il est question dans ce roman de cinquante-deux chefs-d’œuvre, à propos desquels nous avons vivement débattu. Si nous étions d’accord sur Botticelli ou Van Gogh, que nous placions très haut l’un comme l’autre, le ton est monté quand Schlesser, dans la salle incandescente du Forum de Lumio, n’a pas hésité à grimper sur sa chaise pour mettre Courbet au niveau du plafond (il a consacré sa thèse au chef de file du réalisme, que je n’ai, pour ma part, jamais tellement porté dans mon cœur – dans le même genre, je lui préfère le Russe Ilia Répine). Mais c’est quand Schlesser s’est lancé dans un éloge exagéré de Marcel Duchamp (selon lui «le plus intelligent de tous les peintres») que nous en sommes venus aux mains: le plus intelligent de tous les peintres, n’en déplaise à Schlesser, c’est Nicolas de Staël, «le seul peintre moderne, disait Romain Gary, qui donne du génie au spectateur», et dont le dernier tableau (Le Concert) reste à ce jour ma plus grande émotion picturale. Or Schlesser, en cinq cents pages, ne lui fait pas même l’aumône d’une simple mention, raison pour laquelle nous avons tout naturellement fini par en découdre, devant un public corse chauffé à blanc. J’écris cet édito depuis ma cellule au commissariat de Calvi. Je tiens à remercier les gendarmes pour leur hospitalité. J’espère que vous avez passé un bel été, et je vous souhaite une bonne rentrée.

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