GRANDE CRETTO : LAND ART À L’ITALIENNE
Au cœur de la Sicile se cache la plus grande intervention artistique en extérieur d’Europe. Découverte.
Ami-chemin entre les temples de Ségeste et Sélinonte, il faut s’éloigner de la route principale pour emprunter quelques kilomètres d’un asphalte vétuste parsemé de nids-de-poule. Après avoir laissé sur la droite un petit cimetière en pente – dont la topographie irrégulière ressemble étrangement à celle d’une petite ville sicilienne –, au bout d’un virage, surgit tel un mirage un immense bloc monochrome blanc rythmé par des failles, une vaste dalle blanche aux profondes fissures, un drapé de ciment lacéré qui épouse la courbe d’une colline, celle-là même sur laquelle était posée l’ancienne petite ville de Gibellina, avant qu’un violent tremblement de terre ne la détruise.
Dans la nuit du 14 au 15 janvier 1968, un tremblement de terre d’une magnitude 6,5 sur l’échelle de Richter ébranle toute la vallée du Belice, au sud-ouest de la Sicile. L’intensité reste modérée mais les dégâts sont tragiques: quatorze communes sont touchées, quatre entièrement détruites, dont Gibellina. On dénombre plusieurs centaines de morts, plus de mille blessés et soixante-dix mille sans-abris. Une nouvelle Gibellina doit sortir de terre à près de dix-huit kilomètres du site de la ville détruite, sur quarante hectares achetés à un prix faramineux à deux cousins mafieux. Mais les travaux, mal coordonnés, sous-financés, minés par la corruption et les affaires mafieuses entravent plusieurs années les travaux pendant que les sinistrés, eux, dépérissent dans des habitations de fortune.
En 1979, les premières maisons sont livrées mais les équipements collectifs restent absents. La même année, Ludovico Corrao, le maire de Gibellina – qui avait, plus tôt, dénoncé l’inertie de l’État et porté sur la place publique le sort des sinistrés – affirme dans un article intitulé «L’arte non è superflua » [L’art n’est pas superflu], la nécessité d’un renouveau culturel simultané à l’édification de maisons. Son «utopie de la réalité» ou «utopie concrète» fait de la vallée du Belice un terrain d’expérimentation – dont Gibellina est une pièce maîtresse – dans la régénération d’une identité locale par l’art, apportant vie et espoir aux habitants, et de l’économie par l’attrait touristique qu’il doit stimuler. Corrao rêvait de rendre sa superbe à la cité détruite en invitant les plus importants artistes du moment à la reconstruire. À l’instar du Val di Noto, dont le tremblement de terre de 1693 avait entraîné la renaissance de villes telles que Catane, Raguse ou Noto, devenues perles du baroque, Gibellina renaîtrait encore plus belle grâce à l’art et à l’architecture contemporaine.
Alberto Burri, convié à découvrir les lieux en 1981, déclare, après avoir visité la ville nouvelle, qu’il n’est pas intéressé par l’ajout d’une nouvelle œuvre d’art public alors que les projets sont déjà nombreux et demande à voir les ruines de la vieille ville. Et là, devant lui, la vision cataclysmique de décombres qui n’avaient pas été touchés au cours de la décennie et demie qui s’était écoulée depuis le tremblement de terre: «J’étais vraiment impressionné. J’avais presque envie de pleurer et j’ai tout de suite eu l’idée: ici, je sens que je pourrais faire quelque chose. Voilà ce que je ferais: on compacterait les gravats, qui sont un problème pour tout le monde, on les armerait bien, et avec le ciment, on ferait un immense cretto blanc, pour qu’il reste un souvenir impérissable de cet événement», se remémorait-t-il, peu avant sa mort, en 1995.
Né en Ombrie en 1915, Burri est enrôlé dans l’armée italienne en 1940 avant d’être capturé et envoyé au Texas. C’est dans un camp de prisonniers qu’il commence à peindre. Après son retour en Italie en 1946, il met en place une technique plus personnelle, utilise des matériaux simples tels que le goudron, le sable, la toile de sac et recourt à des méthodes telles que la déchirure, la couture et la combustion afin de créer des œuvres puissantes à mi-chemin entre la peinture, le relief et la sculpture, ressemblant parfois à de la terre brûlée ou à de la chair en décomposition. Au cours d’un voyage aux États-Unis au début des années soixante, Burri visite la Vallée de la Mort et observe la façon dont le soleil frappe la terre desséchée et créé des fissures massives dans le sol sec. Cette expérience est à l’origine d’une série d’œuvres connues sous le nom de cretto, «fissure» en italien. Afin de transcrire dans ces œuvres cette «énergie de la surface», l’artiste met au point un mélange de colles, d’argile, de kaolin et de blanc de zinc, qu’il répand sur une surface en quantités variables et qui se fissure en séchant. Ce mélange lui permet d’influer sur la profondeur des fissures en modifiant la quantité de produit répandu à la surface, mais se devant de laisser libre cours au hasard, il ne peut pas prédire où les fissures se formeront.
Pour Gibellina Vecchia, Burri développe au format XXL l’effet de ces tableaux-reliefs craquelés: il fait recouvrir d’une coulée de béton blanc les décombres, rassemblés en blocs d’une hauteur d’environ un mètre soixante et maintenus par un treillage métallique. Le ciment est comme coulé dans le moule de l’empreinte urbaine de la vieille ville, les fissures reprenant le tracé des anciennes rues, qui deviennent tout autant de cicatrices inondées de lumière que les ombres des rares visiteurs viennent de temps en temps rythmer. Interrompue pour faute de moyens financiers en 1989, la réalisation de cette immense œuvre a été achevée en 2015 à l’occasion du centenaire de la naissance de Burri, couvrant ainsi une surface de 86’000 mètres carrés.
Linceul fissuré, tombeau craquelé, Burri parvient à imaginer une intervention à la fois architecturale et sculpturale, spécifique au site, qui à la fois évoque la catastrophe sismique et le souvenir du plan urbain de l’ancienne ville. Dans ces fissures-fractures se lisent aussi les traumatismes engendrés par la violence du séisme. Une violence que l’on ressent en se perdant dans ce labyrinthe de béton, dans l’éblouissement et la chaleur du soleil de midi. Mais vu de loin, ce monochrome se fond dans le paysage, épouse la courbe de la colline, répond aux ondulations des terrains agricoles voisins, transfigurant et sublimant par la force d’une matérialité dépouillée, chargée d’une expression intense, les vestiges de l’ancienne petite ville sicilienne.
GIBELLINA NUOVA : VESTIGES D’UNE UTOPIE/DYSTOPIE ?
Dans la nouvelle Gibellina, environ dix fois plus grande que l’ancienne, prévue pour quinze mille habitants, vivent seulement trois mille sept cents personnes. Quelques anciens se sont faits à la cité reconstruite; leurs descendants la désertent. Dans une campagne offrant peu d’opportunités professionnelles, rares sont ceux qui s’y installent.
Gibellina Nuova ne ressemble en rien à une petite ville méditerranéenne; c’est une ville sans place principale, aux rues parallèles trop longues pour être parcourues à pied et trop larges pour être animées. Une ville conçue selon le modèle anglo-saxon de la cité-jardin, un urbanisme transformant profondément les habitudes de la population, où les habitations dotées de terrasses et d’espaces verts remplacent la succession de portes devant lesquelles les anciens plaçaient une chaise, s’asseyaient et discutaient.
En forme de papillon, Gibellina n’a pas de centre mais un «système des places» conçu par les architectes Franco Purini et Laura Thermes, un projet inachevé où arcades gigantesques et pavages géométriques nous emmènent dans un monde dystopique. Sans commerce, sans repères sociétaux, ces espaces sont désertés. L’église de Ludovico Quaroni, conçue dans les années soixante-dix mais seulement achevée en 2010 après de nombreuses vicissitudes est une sphère aussi colossale qu’immaculée, en lévitation sur la scène d’un amphithéâtre. Mélange d’agora à l’antique et d’architecture utopique à la Étienne-Louis Boullée et Claude-Nicolas Ledoux, elle est davantage identifiée à un ovni ou à une œuvre d’art qu’à un édifice religieux. À ses pieds, le colossal théâtre, jamais terminé: une arche en béton armé, mi-lotus mi-bunker.
Les nombreuses œuvres d’art signées notamment Pietro Consagra, Nanda Vigo, Mimmo Rotella et Arnaldo Pomodoro, disséminées à travers la ville, ne parviennent pas à animer les lieux. La première qui nous accueille est une étoile en métal de Consagra (1981), symbole de renaissance, posée à l’entrée de Gibellina au-dessus de la quatrevoies, annonciatrice d’une utopie des temps modernes imaginée par un seul homme, Ludovico Corrao, autrement dit, une conception innovante de la ville, où les artistes ont libre choix du matériau et de l’emplacement de leurs réalisations.
Difficile de concilier la vision de Corrao et le résultat tel qu’on le voit aujourd’hui : un certain nombre d’œuvres d’art se sont dégradées, d’autres n’ont jamais été achevées. Des sculptures ont été déplacées quand d’autres ont été vandalisées. Faute de financement, les ouvrages sont en péril et la conservation sur le long terme pose problème. Cependant, une nouvelle génération œuvrant pour faire de Gibellina Nuova la Marfa (ville-musée du Texas, devenu lieu de pèlerinage des fans de minimalisme et d’art contemporain) italienne se démène pour mettre en place des partenariats avec des entreprises, restaurer les installations et commander de nouvelles créations, faire revivre et vivre cette utopie.
En quittant la ville, on repasse sous l’étoile de Consagra, avec un nouvel espoir pour Gibellina Nuova.