MATISSE, FANFARE CHROMATIQUE

Nu bleu aux bas verts 1952 Papiers peints à la gouache et découpés sur papier sur toile 258x167cm Fondation Louis Vuitton Paris © Succession H Matisse 2024 ProLitteris
Nu bleu aux bas verts 1952 Papiers peints à la gouache et découpés sur papier sur toile 258x167cm Fondation Louis Vuitton Paris © Succession H Matisse 2024 ProLitteris
La Fondation Beyeler consacre une rétrospective au grand voyageur, dont la couleur et les formes renouent avec l’antique. Quand une question d’ordre artistique nous turlupine, je ne vois pas de meilleur remède que d’aller voir ce qu’en dit le grand historien de l’art britannique Ernst Gombrich. Or, sur l’apport de Matisse, que nous apprend cette éminence? Que les fauves – les peintres du mouvement fauve – sont revenus à l’Égypte. Antique, s’entend. Cette Égypte d’avant la perspective cavalière, cette Égypte des hommes de profil aux malléoles saillantes au milieu des chevilles comme le nez au milieu de la figure sur les dessins d’enfants. Car fauve, Matisse l’était, et ô combien – même si, à le regarder, on ne pensait pas tout de suite à la savane africaine. Sauf à appeler crinière sa barbe fournie, ocelles de léopard ses petites lunettes rondes d’intellectuel engagé. Ces fauves n’affirmaient pour autant pas, comme l’avait fait Verdi: «Revenons à l’antique, ce sera un progrès.» Pas n’importe quel antique! Et pas pour le plaisir du passé comme passé (la différence entre conservateur et réactionnaire). Il s’agissait d’y piocher ce dont ils avaient besoin pour faire éclore leur art propre. Or voilà que la Fondation Beyeler organise la première rétrospective d’Henri Matisse (dans l’espace germanophone) depuis près de deux décennies. Il faut s’entendre sur l’idée de rétrospective, employée parfois à mauvais escient: le CNRTL nous dit que ce substantif désigne «une exposition présentant suivant son développement chronologique l’œuvre d’un créateur, d’une école de peinture, les réalisations...

La Fondation Beyeler consacre une rétrospective au grand voyageur, dont la couleur et les formes renouent avec l’antique.

Quand une question d’ordre artistique nous turlupine, je ne vois pas de meilleur remède que d’aller voir ce qu’en dit le grand historien de l’art britannique Ernst Gombrich. Or, sur l’apport de Matisse, que nous apprend cette éminence? Que les fauves – les peintres du mouvement fauve – sont revenus à l’Égypte. Antique, s’entend. Cette Égypte d’avant la perspective cavalière, cette Égypte des hommes de profil aux malléoles saillantes au milieu des chevilles comme le nez au milieu de la figure sur les dessins d’enfants. Car fauve, Matisse l’était, et ô combien – même si, à le regarder, on ne pensait pas tout de suite à la savane africaine. Sauf à appeler crinière sa barbe fournie, ocelles de léopard ses petites lunettes rondes d’intellectuel engagé. Ces fauves n’affirmaient pour autant pas, comme l’avait fait Verdi: «Revenons à l’antique, ce sera un progrès.» Pas n’importe quel antique! Et pas pour le plaisir du passé comme passé (la différence entre conservateur et réactionnaire). Il s’agissait d’y piocher ce dont ils avaient besoin pour faire éclore leur art propre.

Or voilà que la Fondation Beyeler organise la première rétrospective d’Henri Matisse (dans l’espace germanophone) depuis près de deux décennies. Il faut s’entendre sur l’idée de rétrospective, employée parfois à mauvais escient: le CNRTL nous dit que ce substantif désigne «une exposition présentant suivant son développement chronologique l’œuvre d’un créateur, d’une école de peinture, les réalisations d’une technique». Nous y sommes; mais il y a aussi un emploi adjectival du mot rétrospective: « qui concerne le passé, qui est tourné vers le passé». Et nous retombons sur les pieds de Gombrich, qui n’en demandait pas tant. Le fauvisme est une petite Renaissance – un rejet du parent proche au profit du lointain anc

Disons et redisons que le fauvisme est une réaction épidermique. Les arts ne progressent pas – si tant est que le progrès existe en art – chacun dans son ornière, comme les nageurs olympiques dans leur ligne de nage. C’est une vision monadique. En fait, ils se provoquent, se défient – et c’est ce qui est arrivé pour la photographie à la fin du XIXe siècle, elle a défié l’art pictural et celui-ci a répondu par le fauvisme: « nos couleurs contre votre exactitude», aurait scandé le mouvement si un mouvement pictural pouvait parler. Se demander ce que serait devenu l’art du XXe siècle si la photographie n’avait pas été découverte au siècle précédent est à la fois une question passionnante et une uchronie parfaite. La couleur – voilà ce qui est advenu. On se souvient que Kandinsky, dans son Du spirituel dans l’art, affirmait qu’un «rouge vif» pouvait «nous impressionner comme une sonnerie de clairon». Matisse est une fanfare.

Intérieur rouge nature morte sur la table bleue 1947 Huile sur toile 116x89cm Kunstsammlung Nordrhein Westfalen Düsseldorf achat 1964 grâce à un don de Westdeutscher Rund
Intérieur rouge nature morte sur la table bleue 1947 Huile sur toile 116x89cm Kunstsammlung Nordrhein Westfalen Düsseldorf achat 1964 grâce à un don de Westdeutscher Rund

La Fondation Beyeler parle volontiers d’un «révolutionnaire de la peinture», et nous ne pouvons qu’approuver, suivant l’idée de Régis Debray selon laquelle les révolutionnaires – et il en connaissait quelques-uns – sont de grands nostalgiques. «Les révolutionnaires sont passionnés par le révolu», nous a dit celui qui avait appris à manier les armes avec Fidel Castro et Che Guevara, lesquels avaient la Révolution française en modèle. Et voilà qui nous donne une clé – les tableaux sont des fenêtres à clé – pour aborder cette exposition: lire cette grande œuvre à la lumière de l’art avant l’art, quand l’art n’était pas encore ce «Beau fait exprès» (Debray encore) mais un monceau d’objets votifs, accidentellement esthétiques. Soixante-dix œuvres majeures, issues de prestigieux musées européens et américains, ainsi que de collections privées, illustrent l’évolution de l’œuvre pionnière de l’artiste. Et cela vaut le coup de se déplacer pour « voir en vrai» des œuvres archiconnues comme le Nu bleu I – de ces pièces que l’on croit connaître pour en avoir vu des reproductions ad nauseam dans tous les Airbnb occidentaux. Voir avec ses yeux, c’est retrouver «l’aura » chère à Walter Benjamin, passer du virtuel au réel.

Les inspirations de Matisse ne sont pas uniquement picturales. Il s’est inspiré des tapis d’Orient, des paysages nord-africains; de ses propres voyages, qui furent riches et nombreux. Et des primitifs. Son retour aux primitifs inspira, dit-on, Picasso ; il ne s’agit plus de copier ce qui est devant nos yeux, d’imiter l’effet que font les choses et la lumière projetée sur ces organes faillibles que sont nos yeux. C’est ainsi que Gombrich décrit la «méthode égyptienne» suivie par Picasso et également par Matisse: «prendre l’objet sous l’angle qui permet de percevoir clairement ses aspects les plus caractéristiques.» Les chevilles d’un violon sont vues latéralement; les ouïes, en revanche, de face – telles qu’on les imagine le plus naturellement. C’est vouloir faire un pont entre la représentation picturale des choses et leur représentation mentale – pont qui enjambe leur aspect matériel le plus basique, leur aspect 3D pourrait-on dire. Après tout, même Léonard, dont l’art était empreint de réalisme (Daniel Arasse sortirait de sa tombe trop tôt rejointe pour nous taper sur les doigts après un tel anachronisme) disait de la peinture qu’elle était une cosa mentale, une chose mentale, une chose de l’esprit. Matisse en cela est contemporain de ces surréalistes qui entendaient montrer «le fonctionnement réel de la pensée», dans le domaine verbal pour leur part. Et pourtant il est égyptien: avec lui, l’art moderne se réconcilie avec le refoulé, le plus brut de l’art – dire « brut», c’est dire « absolu», c’est dire que l’on se frotte à la création la plus pure et non pas à l’histoire de l’art.

Cette rétrospective commence vers 1900, sinue à travers le fauvisme des années mille neuf cent dix, à travers la période niçoise et les années trente, pour atteindre son acmé avec les années quarante et cinquante. Son titre est bien sûr emprunté à Baudelaire, pour qui l’«Invitation au voyage», c’était ceci: «Mon enfant, ma sœur / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble!» Matisse est créateur d’un monde où mieux vivre, fût-il fantasmé. Où les couleurs sautent aux yeux comme celles d’un Kodachrome. Il peint des lieux où l’on voudrait vivre, comme le jardin édénique du Bonheur de vivre (1905) ou même la plus modeste cuisine de La Desserte rouge (1908). En cela, il est le parfait contemporain – autant que le jumeau des antipodes – de Hasui Kawase peintre d’estampes moderne, spécialiste ès images où l’on se blottit. Matisse est un lieu. Et même le maître des lieux.

Intérieur au rideau égyptien 1948 Huile sur toile 1162 x892cm The Phillips Collection Washington DC achat 1950
Intérieur au rideau égyptien 1948 Huile sur toile 1162 x892cm The Phillips Collection Washington DC achat 1950

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