CÉZANNE-RENOIR • LE CHOC DES TITANS

Paul Cézanne Portrait de Madame Cézanne 18851895 Huile sur toile 81x65cm Musée de lOrangerie Paris
Paul Cézanne Portrait de Madame Cézanne 18851895 Huile sur toile 81x65cm Musée de lOrangerie Paris
LE CHOC DES TITANS La Fondation Pierre Gianadda à Martigny met en regard les œuvres des deux maîtres qui, après l’impressionnisme, ont chacun embrassé la modernité à leur manière. À la suite du Palazzo Reale à Milan au printemps dernier, la Fondation Pierre Gianadda réunit Auguste Renoir (1841- 1919) et Paul Cézanne (1839-1906), qui avaient chacun fait l’objet d’une rétrospective à Martigny, le premier en 2014, le second en 2017. Cette exposition est construite à partir des œuvres de la collection du musée d’Orsay et de celle du musée de l’Orangerie, à Paris, qui abrite la collection Walter-Guillaume constituée par le marchand d’art français Paul Guillaume, poursuivie à son décès en 1934 par sa veuve Domenica, et le nouvel époux de cette dernière, l’industriel Jean Walter. Bien qu’à ses débuts dans la profession Paul Guillaume n’ait pas les moyens financiers d’acheter des toiles de Cézanne, son succès fulgurant lui permet dès 1916 de faire paraître une annonce indiquant qu’«Au 1er septembre [il est] acheteur de Renoir, Cézanne, Van Gogh, Lautrec, Monet, Picasso etc.». Ainsi, en quelques années, il parvient à acquérir des œuvres significatives des recherches formelles audacieuses du maître d’Aix, parmi lesquelles plusieurs portraits dont celui de Madame Cézanne (entre 1885 et 1895), rapidement brossé avec des touches apparentes et peu régulières, laissant par endroit le support apparent, usant largement de la réserve pour inonder son tableau de lumière. La frontalité du modèle est tempérée par le fauteuil de biais qui introduit un léger déséquilibre dans la composition, un...

La Fondation Pierre Gianadda à Martigny met en regard les œuvres des deux maîtres qui, après l’impressionnisme, ont chacun embrassé la modernité à leur manière.

À la suite du Palazzo Reale à Milan au printemps dernier, la Fondation Pierre Gianadda réunit Auguste Renoir (1841- 1919) et Paul Cézanne (1839-1906), qui avaient chacun fait l’objet d’une rétrospective à Martigny, le premier en 2014, le second en 2017. Cette exposition est construite à partir des œuvres de la collection du musée d’Orsay et de celle du musée de l’Orangerie, à Paris, qui abrite la collection Walter-Guillaume constituée par le marchand d’art français Paul Guillaume, poursuivie à son décès en 1934 par sa veuve Domenica, et le nouvel époux de cette dernière, l’industriel Jean Walter.

Bien qu’à ses débuts dans la profession Paul Guillaume n’ait pas les moyens financiers d’acheter des toiles de Cézanne, son succès fulgurant lui permet dès 1916 de faire paraître une annonce indiquant qu’«Au 1er septembre [il est] acheteur de Renoir, Cézanne, Van Gogh, Lautrec, Monet, Picasso etc.». Ainsi, en quelques années, il parvient à acquérir des œuvres significatives des recherches formelles audacieuses du maître d’Aix, parmi lesquelles plusieurs portraits dont celui de Madame Cézanne (entre 1885 et 1895), rapidement brossé avec des touches apparentes et peu régulières, laissant par endroit le support apparent, usant largement de la réserve pour inonder son tableau de lumière. La frontalité du modèle est tempérée par le fauteuil de biais qui introduit un léger déséquilibre dans la composition, un effet que l’artiste met également en œuvre dans nombre de ses natures mortes; Vase paillé, sucrier et pommes (entre 1890 et 1894) en est un exemple. Le Portrait du fils de l’artiste (vers 1880), avec son cadrage serré coupant abruptement le modèle, évoque la photographie. Sa composition fondée sur un jeu de courbes, sa simplification des formes aux contours cernés et ses contrastes de couleurs, sont caractéristiques du travail de Cézanne autour de 1880. Domenica acquiert plus tard plusieurs paysages du peintre dont Dans le parc de Château Noir (entre 1898 et 1900) et Le Rocher rouge (entre 1895 et 1900), composition surprenante témoignant de ses ultimes recherches, dans laquelle toute perspective traditionnelle a été abolie: on y voit l’imbrication d’un rocher presque abstrait et géométrique, d’un morceau de ciel bleu découpé et d’un bouquet d’arbres traité avec une touche hachurée.

Le goût de Paul Guillaume pour Renoir remonte à la fin des années mille neuf cent dix. Peut-être est-ce Guillaume Apollinaire, son ami et mentor – pour qui Renoir était «le plus grand peintre de ce temps et l’un des plus grands peintres de tous les temps» – qui fit naître cette passion au point que ce sont plus de cinquante-cinq œuvres de l’artiste qui passent entre les mains du marchand. Son choix se porte essentiellement sur la période d’après l’impressionnisme comme en témoigne la présence dans la collection de pièces majeures réalisées au début du XXe siècle. On peut citer Femme nue couchée (Gabrielle) (1906), relecture de la tradition européenne du nu couché dans un intérieur et Blonde à la rose (entre 1915 et 1917) dont la domination des tonalités rouges et la dilution des formes sont représentatives de la dernière manière du peintre. Dans sa galerie, Paul Guillaume place la production de Renoir dans une histoire de la modernité en créant des jeux de correspondances avec les œuvres d’André Derain, Pablo Picasso, Henri Matisse et… Paul Cézanne.

À première vue tout sépare Renoir de Cézanne: la rondeur harmonieuse des figures du premier tranche avec la géométrie rigoureuse du second qui construit, déconstruit et reconstruit la réalité. Tout semble les opposer, même leurs origines sociales, l’un fils de banquier d’Aix-en-Provence et l’autre issu d’une famille d’artisans assez pauvres de Limoges. Leurs caractères aussi: le solitaire et ombrageux Cézanne, le jovial Renoir. Mais ces différences ne les empêchent pas de nouer dans les années mille huit cent soixante une amitié mêlée d’admiration réciproque qui perdurera dans le temps. Tous les deux font aussitie de l’aventure impressionniste mais leur manière de concevoir le paysage les distingue: Cézanne traite la nature en volumes simples grâce à une écriture qui se géométrise quand Renoir se plaît à décrire les feuillages foisonnants par une touche en virgules. Leur traitement du portrait fait aussi l’objet de divergences: alors que Renoir est en quête de l’instant, Cézanne fixe les traits les plus permanents du modèle pour en saisir l’essence du caractère.

Dans les années dix huit cent quatre-vingts les deux artistes prennent leur distance avec l’impressionnisme et se tournent vers l’étude des maîtres du passé. Alors qu’ils cherchent à atteindre un nouveau classicisme, une fois encore les voies empruntées diffèrent: Cézanne dépeint des corps construits et charpentés quand Renoir s’intéresse aux carnations, à la plénitude des formes qu’il peint d’un pinceau caressant. Les deux maîtres parviennent à concilier ligne et coloris mais chacun le fait avec son propre langage. Renoir aspire à de «grandes harmonies» en cernant ses formes pleines et rayonnantes d’un contour précis à l’intérieur desquelles il pose ses couleurs. À son retour d’Italie, au début de l’année 1882, il rend visite à Cézanne et découvre les tentatives de son camarade pour trouver une structure picturale plus serrée, tant pour la couleur que pour la facture, et ainsi traduire son expérience de la nature. Le maître d’Aix cherche à exprimer la forme primaire de la nature et afin d’y parvenir, repense la matière picturale, la couleur et la construction du tableau. La surface s’anime d’un réseau de touches de couleur serrées, directionnelles, posées sur la toile. Le rythme ainsi donné crée à la fois la lumière et l’espace et confère un caractère architectural aux éléments naturels.

Cette rencontre avec Cézanne aide Renoir à saisir la conciliation possible entre le contingent et le permanent en peinture, à appréhender la possibilité de greffer sur une structure formelle claire, sans la désorganiser, l’étude de la lumière et de la couleur du plein air. Le peintre y voit aussi l’opportunité, pour sa peinture, d’insuffler de la permanence à des scènes de la fugacité du quotidien. Quoiqu’il en soit, la griffe des deux artistes est inaliénable. Au pinceau de Cézanne construisant une monumentalité jamais figée mais toujours mouvante et vibrante répond celui de Renoir fluide et voluptueux. Cézanne offre une même monumentalité aux objets du quotidien lorsque Renoir rend la douceur d’un fruit, le toucher duveteux d’une pêche et le reflet de la lumière sur une faïence.

Le sobre Cézanne compte modeler la nature «selon le cylindre, la sphère, le cône» alors que l’exubérant Renoir veut qu’un tableau soit «une chose aimable, joyeuse et jolie». L’un est peintre de la structure essentielle des objets, l’autre de la structure sensorielle des choses.

Paul Cézanne Dans le Parc de Château Noir 18981900 Huile sur toile 92x73cm Musée de lOrangerie Paris
Paul Cézanne Dans le Parc de Château Noir 18981900 Huile sur toile 92x73cm Musée de lOrangerie Paris
Auguste Renoir Femme nue couchée (Gabrielle) 1906 Huile sur toile 67x160cm Musée de lOrangerie Paris
Auguste Renoir Femme nue couchée (Gabrielle) 1906 Huile sur toile 67x160cm Musée de lOrangerie Paris

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