AU CENTRE POMPIDOU
Pour sa dernière grande exposition avant fermeture pour rénovation, le Centre Pompidou brosse un portrait tourbillonnant de quarante ans d’aventure surréaliste, de la publication du premier manifeste du mouvement par André Breton en 1924 à la dissolution officielle du groupe surréaliste en 1969.
Le surréalisme est plus que jamais à la mode: les expositions dans les musées s’enchaînent (Surréalisme et magie à la Fondation Peggy Guggenheim de Venise et Surrealism Beyond Borders au Metropolitan il y a deux ans, Surréalisme. Le grand jeu à Lausanne cette année ou encore une monographie sur Max Ernst à Aix-en-Provence en 2023 pour n’en citer que quelques-unes). Dans les ventes aux enchères, les œuvres des pontes du mouvement, de Tanguy à Magritte, continuent de battre tous les records. Alors pourquoi une énième exposition surréaliste, au Centre Pompidou cette fois? Cela ne justifie pas tout, mais tout d’abord la date: nous sommes en 2024 et, il y a cent ans exactement, un jeune homme de vingt-huit ans du nom d’André Breton publiait le Premier manifeste du surréalisme, texte fondateur d’une poétique nouvelle. L’exposition a ceci d’original qu’elle s’articule autour de ce document et, partant, d’autres textes ou traditions littéraires qui ont joué un rôle majeur pour les surréalistes.
À cet égard, rappelons que le manifeste écrit par Breton est un texte de théorie produit par un écrivain et non pas un manifeste artistique dû à un peintre comme le sont, par exemple, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier de Kandinsky ou Du cubisme de Gleizes et Metzinger. Car le surréalisme n’est pas qu’un mouvement artistique, c’est un phénomène culturel bien plularge, qui a concerné autant la littérature que l’art, la musique ou même la cuisine. C’est la variété des champs d’application artistiques du surréalisme que le Centre Pompidou entend montrer. L’exposition, dont les salles s’organisent en forme de tourbillon à partir d’un noyau central où est présenté le manuscrit du Manifeste de Breton, a de quoi donner le tournis : elle mêle peintures, dessins, films, photographies et documents littéraires en treize sections qui sont à la fois chronologiques et thématiques. Elle embrasse les œuvres d’artistes d’Europe mais aussi du Mexique, des États-Unis et même du Japon. Elle est étendue géographiquement mais aussi chronologiquement – et c’est là un des mérites de cette vaste rétrospective puisqu’elle donne l’éclairage qui lui revient à ce qui constitue une bonne moitié de l’aventure surréaliste: ses transformations après la Deuxième Guerre mondiale et jusqu’en 1969, quand Jean Schuster déclara la dissolution du mouvement. Vingt années de ce qu’on a appelé le second surréalisme ou surréalisme tardif et qui a pendant longtemps été quelque peu oublié, voire négligé. Voilà donc une manne énorme à recenser, comprendre et exposer, avec pour risque la confusion et la saturation.
Le parcours donne une large place aux textes littéraires qui ont jeté les bases des principes du surréalisme et à d’autres, souvent plus anciens, qui lui ont fourni d’inépuisables thèmes iconographiques à réinventer, d’Homère aux légendes médiévales. La redécouverte de l’œuvre de Lautréamont (en particulier des Chants de Maldoror, parus en 1869) par Philippe Soupault dans les années mille neuf cent dix est essentielle, de même que l’histoire d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll (1865). Ces deux textes des années mille huit cent soixante auxquels sont consacrés à chacun une section de l’exposition montrent bien comment le Surréalisme n’arrive pas sur scène d’un coup en 1924 mais est annoncé par bien des soubresauts précédents: il est le fils spirituel du romantisme et du symbolisme autant que du dadaïsme. Il est aussi anticipé par certains artistes, principalement Giorgio De Chirico qui, dès le début des années mille neuf cent dix, associait dans un même espace pictural des objets apparemment sans lien, comme dans Le Chant d’amour (1914), où un buste antique, un gant, une boule verte et un train qui passe se côtoient comme si de rien n’était. Breton formalise cependant dans son manifeste d’une vingtaine de pages tout ce qui n’était jusqu’ici qu’un magma désorganisé, un frémissement, un pressentiment.
Le surréalisme tel qu’il le définit se fonde sur le rejet du culte de la raison, du rationalisme et du déterminisme scientifique promus par la société industrielle triomphante, qui a mené à la boucherie de la Première Guerre mondiale. Il propose de lui substituer un autre système: l’imagination comme ordre organisateur de toute chose. Bien plus qu’une esthétique, la surréalisme offre un changement de logiciel d’interprétation du monde, il prône une relation nouvelle aux choses, «en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale», dit Breton, qui ajoute que «le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée». Dès lors, il autorise la réinvention d’à peu près tout, dans un joyeux brouhaha, hors du système cartésien de lecture du monde qui s’est imposé à partir des Lumières. Or, les systèmes non-cartésiens ont dominé l’histoire de l’humanité pendant des millénaires: les mythologies, les croyances à la sorcellerie ou à l’alchimie sont autant de continuum culturels présents dans toutes les civilisations du globe et que les surréalistes sélectionnent pour les réinventer mais en clé résolument moderne, subvertissant les valeurs qui les sous-tendent.
Les idées de Breton et de ses amis écrivains connaissent une traduction quasi-immédiate dans les arts plastiques: comme le cadavre-exquis, mis au point en 1925, dont l’équivalent artistique peut s’identifier dans l’esthétique du collage, ou encore l’écriture automatique, qui prône une écriture libérée du contrôle de la raison et qui trouve un équivalent artistique avec les frottages de Max Ernst ou les sables d’André Masson.
Une constance de l’art surréaliste est l’appétence des artistes pour l’hybridation des formes, reflet formel de cet automatisme d’une pensée fonctionnant par association libre d’idées, et qui, là aussi, n’est pas sans liens avec les mythes et les histoires anciennes. Des chimères antiques à la légende médiévale de Mélusine, être mi-femme mi-serpent, les Surréalistes réactualisent ces créatures composites en les traduisant selon des canons impossibles. Ce sont les êtres biomorphiques de Miró, les monstres mi-diables mi-insectes mi-femmes de Max Ernst ou encore les formes-objets à tête humanoïde en train de se liquéfier de Dalí – comme celle qui flotte au milieu de son célèbre Grand masturbateur de 1929. Bien qu’il y ait un groupe surréaliste officiel autour de Breton – dont bien des artistes et écrivains se sont éloignés, le surréalisme ne correspond pas à un style artistique en particulier et chaque artiste est libre des thèmes qu’il choisit et de la manière de les traiter. Ainsi, une Leonora Carrington puise son inspiration dans les mythes celtiques qu’elle traduit avec un style figuratif presque naïf, tandis qu’un Wifredo Lam pratique un post-cubisme teinté de primitivisme tout en s’intéressant aux rituels magiques de la Santeria cubaine. Outre l’automatisme et les associations libres de formes et de techniques, les surréalistes nourrissent un goût inné pour la provocation, notamment quand ils pratiquent un érotisme débridé – l’Éros étant considéré comme le continent de l’impulsion, sur lequel la raison n’a que peu de prise. L’amour des surréalistes est un amour fou, licencieux, déraisonnable, voire sadique (qu’on pense à Hans Bellmer et son inquiétante Poupée).
L’exposition a aussi ceci d’intéressant qu’elle met en lumière des figures moins connues mais centrales du mouvement. Un exemple: l’anglais Stanley William Hayter, installé à Paris en 1926, ami de Calder et Miró et fondateur de l’Atelier 17, le principal atelier de gravure surréaliste. Impliqué dans la guerre d’Espagne – il fut invité par le gouvernement républicain et visita les tranchées et les camps de prisonniers, Hayter y peignit plusieurs œuvres dénonçant les horreurs de la guerre et publia des portfolios de gravure, auxquels participèrent aussi Kandinsky et Miró, qui furent mis en vente afin de venir en aide aux Républicains. L’exposition présente un de ses plus grands tableaux, peint en 1939, après son retour d’Espagne et juste avant son départ pour l’Angleterre au déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale – où il travailla pour l’armée britannique à la conception de camouflages: Parturition montre un homme soutenant une femme en train d’enfanter dans un paysage désolé. Mais cette mère allongée sur le sol semble mourante, presque évanouie et l’homme, perdu dans ce paysage, totalement impuissant. Cette image d’un accouchement tragique mêle le primordial – la figure de la Mère – et la mort, le début et la fin, dans ce sentiment panthéiste et cosmique cher aux Surréalistes. Au sujet de ces figures maternelles, thématique également traitée par Tanguy et Miró, Breton écrit: «Des Mères, c’est-à-dire des matrices et des moules […] où toute chose peut être instantanément métamorphosée en toute autre.» Mais ce tableau est surtout l’allégorie d’une humanité malade, d’une Europe prête à se détruire elle-même, à la veille du pire conflit de tous les temps. Sous ses dehors quasi-religieux (on pense à une Pietà), c’est une œuvre politique et, politique, le Surréalisme le fut aussi profondément: par essence contestataire de l’ordre établi, ses représentants furent tour à tour communistes, anticolonialistes, libertaires ou carrément anarchiques, en réaction à la montée des totalitarismes en Europe.
On remarquera que les zones de couleurs du tableau sont traitées en facettes multiples et qu’elles sont cernées par un trait épais mais qui reste ouvert et dynamique, comme un fil de fer qui se déploie en virevoltant, lancé d’un seul jet par la main folle de l’artiste. C’est, là encore, une déclinaison du principe de l’écriture automatique appliqué aux arts plastiques.
Stanley William Hayter n’est qu’un peintre parmi des dizaines d’autres artistes surréalistes aux vies et aux œuvres passionnantes, comme Tatsuo Ikeda, Grace Pailthorpe ou Ithell Colquhoun, à qui cette rétrospective parisienne rend justice au sein de ce qui a été l’aventure culturelle la plus débordante du XXe siècle, le joyeux aboutissement de toutes les révoltes contre l’état naturel des choses que fut le combat des avant-gardes.