Dans les fondations de leur maison sise en Vieille Ville de Genève, Caroline et Éric Freymond offrent depuis dix ans à de nombreux artistes la possibilité de travailler dans un espace inédit qui n’est autre que de vastes caves assainies. Petit historique et perspectives de cette généreuse transmission de l’art contemporain à Genève.
Frontière de la Cité de Calvin, la muraille qui délimite aujourd’hui la Vieille Ville est fortifiée en 1717. L’ouvrage à la Vauban qui est érigé à l’époque couvre une superficie plus grande que la ville elle-même. En 1849, James Fazy propose de la détruire afin d’agrandir le territoire, même si le général Dufour déclare qu’«il ne faut pas passer brusquement de l’état de ville fermée à celui de ville complètement ouverte». La démolition de l’enceinte est toutefois lancée dans l’année et Genève prend progressivement les airs qu’on lui connaît aujourd’hui.
Voilà dix ans qu’Espace Muraille s’inscrit dans ces anciennes fortifications, dont l’entrée perce discrètement un mur de pierres austère sur la place des Casemates. À mi-chemin entre une galerie commerciale et un espace d’art, le lieu compte plus de trente expositions à son actif – trois par année en moyenne –, qui ont principalement donné une tribune aux artistes de la collection de ses propriétaires.
Couple de collectionneurs avertis, mécènes et amoureux de l’art, Caroline et Éric Freymond offrent en effet régulièrement à «leurs» artistes quelque cinq cents mètres carrés d’exposition sur deux étages dans les sous-sols de l’immeuble familial du 8, rue Beauregard, surplombant le rempart. Les artistes de leur collection se dévoilent ainsi publiquement au gré des expositions. Une manière de donner à voir le travail en cours de plasticiens dont ils possèdent déjà une ou plusieurs œuvres et avec lesquels ils ont souvent tissé des liens d’amitié. Une manière de leur offrir la possibilité d’aller à la rencontre du public genevois. À moins que ce ne soit le contraire: que ce dernier ait surtout, lui, la chance d’aller à la découverte de grands noms de l’art contemporain. Des expositions d’envergure ont en effet été consacrées en 2015 à Monique Frydman et Tomás Saraceno, en 2016 à Shirazeh Houshiary et Sheila Hicks, en 2017 à Edmund de Waal ou en 2018 à Olafur Eliasson, dont le vernissage a créé un véritable embouteillage, avec une demiheure d’attente pour que les visiteurs puissent pénétrer dans le lieu.
Espace Muraille a aussi donné plusieurs cartes blanches à des artistes internationaux comme l’Israélienne Michal Rovner en 2019 pour sa première exposition en Suisse ou le Latino-Américain Eamon OreGiron en 2021 – dont l’œuvre connaît désormais un succès grandissant aux États-Unis – ou encore le Suédois Andréas Eriksson en 2023. En septembre, ce sera au tour de Jonathan Monk de souffler les bougies des dix ans de ce lieu chargé d’histoire genevoise et désormais d’histoire contemporaine. Car, si un artiste ne devient pas un artiste en un jour, il en va de même pour un collectionneur. En d’autres termes, on pourrait dire qu’Espace Muraille est l’aboutissement de toute une vie. Résultat d’un processus qui a préalablement été expérimenté à Gstaad avec la galerie Menus Plaisirs et d’un goût cultivé pour l’art depuis toujours.
Généralement un artiste a droit à une seule exposition personnelle à Espace Muraille. Il s’agit donc moins de travailler comme le ferait une galerie – soit de s’en tenir à une liste restreinte de noms qui exposeraient régulièrement, de les représenter ou d’entreposer leurs pièces dans un dépôt – que d’offrir une chance à tour de rôle à celles et ceux qui sont accrochés dans la collection des Freymond. Ces derniers marquent ainsi leur soutien indéfectible à l’égard des artistes qu’ils collectionnent en leur proposant de produire une exposition inédite dans un lieu inédit. Bien sûr, il y a quelques rares exceptions, comme le Japonais Masamichi Yoshikawa dont les céramiques ponctuaient les cimaises d’un délicat céladon bleu pâle: «une découverte» proposée en 2019 par Nicolas Christol. Et vraisemblablement une occasion de rejoindre la collection genevoise, non pas en amont mais en aval de l’exposition.
Après cinq ans de travaux de restauration de l’étage noble de la maison familiale – un hôtel particulier datant de 1774 édifié par les banquiers Thellusson –, les appartements au-dessus d’Espace Muraille prêtent désormais leurs murs et leurs volumes à cette riche collection. Dans un joyeux éclectisme, antiquités d’exception, argenterie, céramiques japonaises, sculptures en verre de Murano, design – rappelons que Caroline Freymond est membre des Amis du Musée des arts décoratifs à Paris – et œuvres contemporaines dialoguent avec moulures, boiseries et fenêtres hautes du XVIIIe siècle. Des styles, des cultures et des époques différentes s’y rencontrent ou s’y télescopent très librement, et des rapprochements se font naturellement entre des œuvres d’aujourd’hui et d’hier. «Notre goût a évolué de façon assez chronologique, mais sans jamais renier nos choix précédents. Après avoir collectionné du XVIIIe siècle, nous nous sommes tournés vers l’art moderne et plus récemment l’art contemporain. Tout avait un sens dans les correspondances qui se tissaient. Même si, pour certains collectionneurs, cela peut paraître assez extravagant, j’estime que nous n’avons pas eu tort de mélanger, non seulement les époques, mais aussi les styles ou les matériaux […]», explique Caroline Freymond, qui recherche avant tout l’harmonie dans les acquisitions qui partageront son quotidien.
Juste avant de devenir l’écrin de la collection, ce premier étage avait été investi durant les travaux par Sheila Hicks, une artiste que les Freymond connaissaient bien avant sa rétrospective du Centre Pompidou en 2018. Au sein de ces murs historiques, ses productions hautes en couleurs se mariaient avec les formes de l’architecture domestique. En général, la façon dont les œuvres de cette artiste interagissent avec le lieu qui les accueille est l’un des aspects forts de son travail, aussi le choix du lieu revêt-il une importance particulièrement prépondérante, tant vis-àvis de la tonalité de chaque réalisation qu’en regard de la qualité de l’exposition dans son ensemble. Loin d’un white cube aseptisé, les appartements en cours de rénovation offraient une démonstration convaincante de la présence de l’art au sein d’un lieu de vie. Chez les Freymond, une perméabilité s’opère incontestablement entre l’art collectionné à l’étage, dans un cadre privé – visible lors d’événements bien spécifiques, notamment lors des dîners de vernissage – et l’art exposé pour le public, dans Espace Muraille, inscrit dans les fondations de leur maison.
Cette complémentarité se prolonge désormais en Toscane, puisque le couple a souhaité créer une «mai son de famille» et un espace d’exposition de deux cents mètres carrés, qui lui permettent de transmettre en Italie son goût pour l’art contemporain. L’exposition inaugurale du Palazzo Al Bosco en 2022 était consacrée à des œuvres en verre d’Olafur Eliasson issues de leur collection et présentées dans l’ancien pressoir du domaine, la Tinaia Al Bosco. Comme à Genève, ce qui touche le plus est quand l’artiste parvient à jouer avec la particularité du lieu sur un plan formel, symbolique ou historique – le rapport à l’histoire étant bien présent dans les deux espaces. Rappelons par exemple la démarche du britannique Edmund de Waal qui, avec l’exposition Lettres de Londres présentée à Genève en 2017, s’était inspiré de l’exil de Voltaire en Angleterre en s’appuyant sur le fait que l’écrivain français était représenté dans l’un des médaillons de l’appartement des Freymond – en grande conversation avec Isaac de Thellusson. Comme à Genève, seuls les artistes que les collectionneurs suivent au long cours pourront vraisemblablement bénéficier d’une visibilité tournée vers le public. Comme à Genève, patrimoine et création participent à l’identité singulière du lieu et à sa réussite. Un écrit laisse entendre qu’une fenêtre de la maison toscane aurait été dessinée par Michel Ange…