Dans un ouvrage luxueux, la photographe France de Griessen – dont les images sont présentées ici en avant-première –, et l’historien de l’art Dario Matteoni croisent leurs regards pour examiner la vie du mythique écrivain italien. À commencer par sa passion pour l’architecture et la décoration, qui donna lieu à un chef-d’œuvre : le Vittoriale. Émotions esthétiques garanties.
Quand les écrivains meurent, restent leurs livres… et leurs maisons. Comme s’il fallait qu’un pendant matériel compense l’abstraction du texte. À moins que les auteurs eux-mêmes, reclus dans leur espace mental, élaborent avec une intensité supérieure leur lieu de vie? Une chose est sûre: de l’égotique château Monte-Cristo, bâti par Dumas grâce au succès des Trois Mousquetaires – et de son Comte éponyme – en passant par le musée orientaliste de Rochefort-sur-Mer agencé par Pierre Loti dans sa résidence familiale, la Hauteville House de Hugo à Guernesey, sans oublier la Villa Malaparte à Capri, l’appartement de Boris Vian à Paris, ou la chambre de Virginia Woolf, les demeures d’écrivains fascinent le public.
Gabriele d’Annunzio, né dans une riche famille des Abruzzes en 1863, appelé à devenir l’un des poètes et romanciers les plus illustres de sa génération, poussa plus loin que tous ses pairs l’art de fusionner idéal et décor. Le Vittoriale, domaine qu’il élabora avec l’architecte Giancarlo Maroni au bord du lac de Garde, constitue sans doute le projet le plus fou et le plus sublime du monde littéraire. Grâce aux talents combinés de l’historien d’art Dario Matteoni et de la photographe France de Griessen, le beau livre Gabriele d’Annunzio, Le poète architecte permet désormais, à défaut de voyager en Lombardie, d’explorer dans ses recoins intimes ce lieu chargé de mystère, d’en traduire chaque éclat.
Mais avant de pénétrer dans le temple, retraçons en quelques mots le chemin précédant l’arrivée de son pape. Dans les années mille neuf cent dix, d’Annunzio est un romancier populaire et un intellectuel estimé. Ce Huysmans italien est en outre un tribun doué qui s’est façonné une aura politique de premier ordre. Installé en France pour fuir ses créanciers, il obtiendra du pays de Molière qu’il paie ses dettes en contrepartie de sa francophilie (de quoi faire rêver bien des écrivains!). L’artiste regagne toutefois l’Italie à l’orée de la Grande Guerre, afin de persuader les siens de s’engager contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Engagé volontairement pour sa patrie en tant que pilote, il manque de mourir lors d’un accident de vol.
Voici pour l’héroïsme. Évoquons aussi l’autre face du poète nationaliste, souvent décrit comme l’un des inspirateurs du fascisme. L’armistice de 1918 frustre nombre d’Italiens, qui parlent de victoire «mutilée», et accusent le Traité de Versailles de ne pas leur offrir les terres promises contre leur effort de guerre. Une insurrection s’esquisse, qui se cristallise sur la ville de Fiume, au nord-est de l’Istrie, dans l’actuelle Croatie. Dans le but de forcer la main de la Conférence de Paix de Paris, une expédition est conduite par d’Annunzio en personne. Chaotique, le siège de la ville dure seize mois, et Fiume devient l’épicentre d’un projet de coup d’État contre le gouvernement italien légitime. Les rebelles finiront par rendre les armes, mais la graine de l’esthétique fasciste semble avoir été plantée à cette période. Telle une maison à décorer, d’Annunzio pare l’idéologie de ses bataillons de codes spécifiques : chemises noires, salut romain, glorification de l’héroïsme antique – et invente même un cri de ralliement que reprendront en chœur les suppôts du Duce.
«J’ai résolu de me retirer dans mon silence et de faire don de tout mon être à mon art, ce qui, peut-être, me consolera » : il fallait passer par ces digressions pour saisir l’état d’esprit de l’homme de lettres, quand il s’installe près du lac de Garde en 1921, juste avant la prise de pouvoir de Mussolini ; qu’il recevra au Vittoriale, mais dont il se tiendra éloigné dès 1923, et qu’il dissuadera en vain, à l’approche de la Seconde Guerre, de pactiser avec Hitler. On dit que le dictateur fasciste accepta de financer, d’entretenir et d’agrandir le somptueux domaine élu par d’Annunzio pour tenir à distance son talent de propagandiste – à la condition toutefois qu’après sa mort, tout revienne à l’État. Ainsi notre poète endetté parvint-il une nouvelle fois à vivre aux frais d’un pays entier, et passera les dix-sept ultimes années de sa vie dans ce paradis d’architecture, d’art et de verdure, servi par une armée… de domestiques, cerné d’une meute de lévriers, abusant de la cocaïne et multipliant les maîtresses.
Lorsque d’Annunzio arrive au Vittoriale, dans la bâtisse XVIIIe qui constitue la maison primitive, le décor qu’il rencontre a été conçu par Daniela von Bülow, belle-fille de Wagner et petite-fille de Liszt. Une foule de souvenirs y survivent, dont une vaste bibliothèque musicale, et le piano de son aïeul. Comment s’approprier un lieu si habité? À l’instar de toute création, le songe d’une maison ne saurait se réduire à un mécanisme. Dans son commentaire inspiré, Matteoni évoque «l’art de vivre hors norme [du poète]», dû à « un exceptionnel raffinement et à son refus des conventions», louant «la recherche d’un absolu artistique dont le principe fondamental se place en dehors des notions d’économie et d’utile». Et d’identifier un vrai « paradigme de l’existence» dans ses «constructions labyrinthiques, peuplées d’allégories et de symboles», apparaissant «comme une constellation de sens et de messages allusifs».
On ne saurait mieux peindre le sidérant effet produit par la juxtaposition d’un mausolée néo-médiéval où d’Annunzio et ses compagnons sont inhumés dans des sarcophages, d’une villa Art nouveau voisinant avec un amphithéâtre calqué sur les vestiges de Pompéi. Sans omettre un prodigieux parc ornemental avec vue sur le lac, un avion dans un auditorium, un lance-torpilles à bord duquel le poète participa à un raid contre un port austro-hongrois, qu’il conserva après-guerre et utilisa comme yacht (sans retirer les torpilles). Plus qu’une demeure, le Vittoriale s’avère un réseau de rues, de places, de théâtres, de jardins, de cours d’eau tout droit sorti de l’imaginaire d’un artiste atteint par la folie des grandeurs, mais porté par un goût absurdement exquis. Dans les grandes lignes… comme dans les détails.
Tant il est vrai que la magie du Vittoriale s’affirme, par-delà son ampleur, dans le puzzle insensé de ses ornements. Son ordonnateur aura su tirer parti de la mode des collections qui fit fleurir à Rome, autour de 1900, un marché d’antiquités fort éclectique. Reliquaires, moulages d’Aphrodite, chaises laquées, statues de Bouddah, vestibule peuplé de lions dorés, chevaux et tortues de bronze, colonnes coiffées de citrouilles, têtes de marbres à la Michel-Ange, Vierges à l’enfant, simulacres liturgiques, tapisseries, coraux, masques de théâtre, jarres, vitraux de verre ou d’albâtre: dans un océan multicolore, le moindre centimètre carré de ce sanctuaire vivant convoque une curiosité, et une jouissance. Même les statues portent des bijoux ! L’auteur note: «Chaque objet choisi, et collectionné aux différentes époques de ma vie, aura été pour moi un moyen d’expression, de révélation spirituelle.»
Notre pièce favorite s’avère pourtant la plus nue. Il s’agit, au sein du Prieuré – qui fut la dernière demeure de d’Annunzio – d’une simple cuisine. Car dans ce décor pavé d’un damier crème et grenat, aux murs vert d’eau, où ne trônent que quelques pots de céramique et une collection de carafes cuivrées, se dégage un nuage d’enfance, digne du trésor d’une maison de poupées. On se croirait chez Alice au pays des merveilles. Dans la pièce adjacente, une palette de casseroles suspendues trace un savoureux poème. On pense aux spaghetti al pesto préparés dans ces reliques. On a envie de remonter le temps. On a envie d’Italie.