Jusqu’en janvier 2025, le musée Barbier-Mueller fait la part belle aux œuvres que John Armleder a produites en verre. En toute transparence, elles se lient aux objets exotiques de sa collection, dans des rencontres inattendues.
En 2017, John Armleder réalise une sculpture en hommage à son ami Jean Paul Barbier-Mueller récemment décédé (intitulée très simplement À Jean Paul Barbier). Ronde, généreuse, translucide, délicate, cette forme aux lignes douces s’inspire des bulles peintes minutieusement au premier plan du retable de la cathédrale de Saint-Pierre de Genève – une idée qui vient du maître-verrier vaudois Matteo Gonet auquel Armleder avait soumis des images du tableau pour réaliser l’œuvre. Peinte en 1444 par Konrad Witz, rappelons que cette Pêche miraculeuse représentait pour la première fois un paysage topographiquement exact. Dans ce souci de réalisme, le tableau rend avec précision certains détails de la nature, comme ces bulles d’air qui affleurent à la surface du lac.
C’est à partir de cette première bulle de verre émergeant d’une plaque ronde que l’artiste a procédé à de nouvelles productions – dont une série de six nouvelles bulles – et a fait une sélection de ses œuvres pour les présenter dans l’exposition Transparents, John Armleder et le Musée BarbierMueller. Une exposition à comprendre comme une rencontre formelle et parfois improbable entre des productions contemporaines et des incontournables de l’auguste collection de la Vieille Ville. Si la transparence n’est en effet pas ce qui caractérise les objets chargés d’histoire et de spiritualité de cette dernière, elle permet toutefois, par effet de contraste, de faire dialoguer plastiquement ou symboliquement l’opacité des objets provenant d’Afrique, d’Asie et d’Océanie avec la translucidité mise en jeu par l’artiste genevois. «Pour moi qui aimerais toujours que l’art ne signifie rien, je trouvais intéressant de placer cette sculpture de verre au milieu d’objets qui ont toutes sortes de fonctions à toutes sortes d’époques», expliquait-il alors qu’il exposait sa première « bulle de verre» au sein de la même collection en 2017. Aujourd’hui, avec abondance, un télescopage aussi surprenant que multiple est convoqué dans les salles tamisées du musée. Un résultat foisonnant signé par l’équipe en place, John Armleder l’ayant chargée des mises en relation. Les correspondances établies vont ainsi jusqu’à faire se côtoyer des flûtes de champagne réhaussées d’une gravure de cerveau (Charivari, 2015) et un récipient à double goulots d’Ouganda utilisé pour des cérémonies – on boit d’un côté et le dieu ou l’esprit boit de l’autre. Ainsi, d’une part, on célèbre le plasticien – les verres à pied rappellent en effet les vernissages organisés en son honneur –, de l’autre, un dieu. À moins que ce ne soit une manière de mettre en lumière la qualité démiurge que l’on prête souvent aux artistes.
Connu à l’international pour pratiquer délibérément la confusion des genres, John Armleder échappe aux catégories par d’incessants va-et-vient entre des propositions éphémères, et par des pratiques aussi variées que le dessin, la peinture, la photographie, sans oublier des structures monumentales et l’utilisation d’objets. Ce n’est toutefois que depuis quelques années qu’il s’est mis à travailler le verre. Ou plutôt à travailler de cette manière avec des artisans verriers. Car seule la main de l’artisan est capable de donner pareille sensualité à un objet.
Se confronter au verre, solide et fragile à la fois, n’est sans doute pas un hasard pour John Armleder qui a été longuement immobilisé les années précédentes pour des questions de santé. Revenant de très loin, il s’engage alors dans une première exposition à Venise en 2011 à l’occasion de la 54e biennale d’art contemporain, dans les jardins du musée Guggenheim, avec de nouvelles sculptures en verre. «C’était extrêmement jouissif car je l’ai fait avec un verrier de Murano reconnu pour sa technique, que j’ai plus ou moins poussé à la faute. Je lui ai demandé tout ce que l’on ne doit pas faire. Au début, il disait: “Ça n’est pas possible”, puis après: “On pourrait essayer”, ensuite: “Oh c’est formidable!” et ajoute maintenant : “Tout ce que j’ai fait avant m’ennuie, je crois que je vais continuer comme cela.”», racontait-il en 2011. En somme, à eux deux, ils ont essayé tout ce qu’ils avaient envie d’imaginer, et surtout fait tout ce qu’il ne fallait pas faire selon les préceptes du métier. Soufflées à la bouche par le maître du verre Silvano Signoretto, leurs pièces peuvent prendre la forme d’oursins tentaculaires aux couleurs éclatantes, constituant un cabinet de curiosités translucides, rappelant par des formes très libres que le verre, au sens chimique et physique, n’est pas un solide, mais plutôt un liquide solidifié.
La collaboration entre Signoretto et Armleder aura été fructueuse. Et l’imposante pièce verticale, Pomona, une colonne composée de structures en forme d’étoile de mer aux pointes dorées et argentées qui s’empilent sur un tube de plus de deux mètres de hauteur, en témoigne dans la première salle du musée Barbier-Mueller. Le résultat est un mélange donnant à voir le savoir-faire bien connu des fabricants vénitiens tout en rappelant les nombreux produits vendus aux touristes dans les magasins de souvenir et bien sûr l’art sculptural d’Armleder. Cette démarche décomplexée réunissant art, artisanat et données mercantiles rappelle combien l’artiste genevois a toujours refusé toute hiérarchie dans sa manière d’envisager les choses et surtout son art. Aucune œuvre n’a en effet plus d’importance qu’une autre. Le décoratif, l’ameublement et les arts plastiques sont des notions qui s’entremêlent souvent chez lui. Donc l’art et l’artisanat aussi. Constructivistes, Bauhaus, pop, cinétiques, épurées, ou luxuriantes, toutes les formes d’art sont exploitables pour lui. Juxtaposées dans ses expositions, elles déroutent tout jugement esthétique et opèrent notamment une mise à plat radicale de l’histoire de l’art moderne. Du mouvement Fluxus, dont il était proche à la fin des années soixante, il a retenu le sens joyeux de la dérision, s’appuyant sur l’idée de Duchamp qui assène que n’importe quel objet peut être œuvre d’art, dépendant du contexte. À partir de ses expériences collectives et multidirectionnelles menées dans cet état d’esprit avec le groupe genevois Écart, John Armleder a développé ainsi à jamais l’idée d’une équivalence entre les genres ou entre les matériaux et du hasard comme principe cardinal. Une manière de réduire la frontière qui séparerait l’art de la vie.