De cette délicieuse flâneuse polyvalente et documentariste subjective de son temps, Photo Elysée célèbre le centenaire par un bel hommage en cent images, comme si on poussait la porte de son atelier.
Elle se disait « artisan de la photographie». Grande dame de l’image argentique qui aurait eu cent ans cet été (à cette occasion, la Poste française a émis un timbre avec son autoportrait de 1953), Sabine Weiss ne s’est jamais considérée comme une artiste: «Je ne crée pas, je témoigne.» Elle ne se reconnaissait pas vraiment non plus dans l’appellation «photographe humaniste» qu’on lui attribuait volontiers parce que ses images la montrent en constante empathie avec les êtres humains. Dédaignant les étiquettes! Libre et indépendante, elle portait une fibre sociale, un fond de gravité et un regard tendre et malicieux sur les petits riens qui font le piment des jours. «Ce sont quelques traces de ma vision sur notre époque», confie-t-elle dans le film du réalisateur français Thierry Spitzer en 2019. L’artiste d’origine valaisanne, naturalisée française et formée à Genève par Paul Boissonnas, est décédée à Paris en 2021. Elle avait renoué avec ses origines helvétiques en léguant en 2017 l’ensemble de ses archives à Photo Elysée. Ce formidable patrimoine, constitué d’une centaine de pièces iconiques ou méconnues, est parvenu début 2024 dans les dépôts du musée et a marqué le centenaire de Sabine Weiss. Ce n’est pas encore une grande rétrospective car cela nécessite un travail de fond et de longue haleine mais une exposition qui présente aussi bien des tirages encadrés que des images agrandies à l’échelle des murs façon wall paintings, des planches-contacts, des notes de travail, des citations et des archives diverses dans une scénographie éclatée et vivante qui recrée une ambiance d’atelier.
S’ajoute à cela un dialogue en images que lui dédie Nathalie Boutté, la plasticienne française qui a découpé minutieusement des milliers de minuscules languettes de papier dans des vieux billets de la Banque de France annotées de citations de Sabine Weiss qu’elle a assemblées pour recomposer des images de la photographe sous forme de délicats et vertigineux reliefs de papier qu’on dirait faits de pixels matérialisés.
Technicienne hors pair et curieuse de tout, Sabine Weiss savait tout faire. Elle a tout fait: publicité, mode et portraits: Stravinsky, Britten, Pablo Casals qui rappellent son amour de la musique. Giacometti, Léger, Rauschenberg et Dubuffet, Françoise Sagan, Jeanne Moreau ou Coco Chanel qui la montrent familière des artistes et du toutParis. Également des photoreportages pour les revues et journaux internationaux tels que: Vogue, Paris Match, Life, Time Magazine, Newsweek… Mais surtout la photographie de rue, son expression la plus personnelle qu’elle pratiquait en noir et blanc, arpentant les chaussées et les nuits parisiennes avec son mari, le peintre américain Hugh Weiss qui était aussi son meilleur complice, assistant et modèle. Les scènes de la vie ordinaire et autres jeux des mômes des rues et des terrains vagues sont ses sujets préférés. Elle qui avait commencé à photographier à onze ans avec un appareil acheté avec son argent de poche, savait les croquer sur le vif avec une spontanéité pétillante. L’œil éduqué par les peintres, elle y cultive l’amour de la lumière naturelle et une belle obsession pour le cadrage qu’elle maîtrise avec une grande sensibilité: «Dans la vie, même sans caméra, je cadre tout, tout-de-suite (…). Je bouge, je me déplace pour mieux cadrer, tout le temps, partout…»
Vivant très simplement au fond d’une cour à Paris où le couple faisait ateliers contigus, elle travaillait tout le temps mais hésitait à exposer. Ce n’est que sur l’insistance de Robert Doisneau – qui l’avait introduite à l’agence Rapho – ou des directeurs du Chicago Institute ou du MoMA que ses images ont été exposées. « Oh, s’exclame-t-elle dans le film, j’ai soudain vu ce que je faisais. Je n’avais pas vu ça avant…». Reconnue aux États-Unis et en Europe dès les années cinquante, elle a été remise sous les projecteurs grâce à ses rétrospectives au Château de Tours en 2016, au Centre Pompidou en 2018 et aux Rencontres photographiques d’Arles en 2021. Arles où elle avait reçu en 2020 le Prix Women in Motion qui saluait l’ensemble d’une carrière unique.