par Bérénice Geoffroy-Schneiter, historienne du bijou
« Je veux être de ce qui va arriver », tel était l’adage de Gabrielle Chanel, l’une des créatrices les plus iconoclastes et avant-gardistes du XXe siècle. Non contente d’avoir révolutionné la haute couture en créant ce subtil équilibre entre élégance et modernité, la « dame en noir » fit jaillir de l’ombre des étoiles filantes et des comètes de diamants qui éblouirent le tout-Paris des années trente. Quelque 80 ans plus tard, la maison Chanel revisite ce patrimoine, qui n’a pas pris une ride…
On connaissait d’elle ses tailleurs faussement stricts à la coupe irréprochable, ses petites robes noires simplissimes et intemporelles. On la disait ambitieuse, cassante, mais aussi séductrice, ludique, débridée, amie des poètes et des artistes tels Cocteau, Stravinsky, Picasso, Dalí… L’ancienne petite pensionnaire qui eut la vie rude et batailla énergiquement contre le mauvais sort à coups de ciseaux avait aussi une passion secrète : celle des bijoux qui rehaussent de leur éclat le grain d’une peau, qui illuminent l’austérité d’une silhouette volontiers androgyne…
Ses premières créations furent pourtant « de chic et de choc », résolument fantaisistes, rompant avec la sacro-sainte image de la femme bourgeoise exhibant aux yeux de tous le compte en banque de son époux sous forme de pierres précieuses et de diamants. Coco Chanel fut, en effet, la première créatrice à lever ce tabou en parant la fine fleur des coquettes de bijoux de pacotille jouant résolument sur cette illusion théâtrale qu’est le faux. Au Diable le luxe ostentatoire, prônait alors la couturière qui prononça cette phrase féministe avant l’heure : « Le décolleté d’une femme n’est pas un coffre-fort ! » L’heure, il est vrai, était alors au jersey sport, aux cheveux courts et à la peau bronzée, aux lignes moulantes exaltant des corps juvéniles et musclés…
On comprend, dès lors l’étonnement que suscita ce véritable coup de théâtre lorsque, du 7 au 19 novembre 1932, Mademoiselle Chanel convia le Tout-Paris dans ses appartements privés du 29, Faubourg-Saint-Honoré, pour y dévoiler sa première – et unique – exposition de haute joaillerie ! Au milieu des paravents de laque noire signés Coromandel, des boiseries et des lustres de cristal, des bougeoirs rococo et des sofas moelleux, des mannequins de cire, figés comme des statues antiques, arboraient les toutes nouvelles créations de cette « apprentie sorcière ». Car dans ce milieu hermétique et farouchement misogyne qu’était alors la haute joaillerie, Coco Chanel allait, là encore, se jouer des conventions et sublimer avec une maestria sans égale l’inaltérable et précieux diamant. Le succès devait être considérable… Bousculant les codes de présentation traditionnels (exit les petits coussins de velours noir tant prisés par ses concurrents !), la couturière déréalisa la valeur monétaire du bijou pour le hisser au rang d’œuvre d’art. Libérés des montures et des fermoirs apparents, bagues, colliers ou bracelets-manchettes se métamorphosèrent alors en rêveries célestes, en étoiles divines, en nœuds mutins et gracieux, en plumes aussi légères qu’un souffle de vent. Réalisée pour Vogue par le grand photographe hongrois André Kertész, une série de photographies noir et blanc a immortalisé cette mise en scène d’une beauté éphémère et fragile, cet instantané de poésie digne des plus folles installations surréalistes.
Mais si elle était artiste, Coco Chanel savait aussi se montrer une redoutable femme d’affaires, captant à merveille l’air du temps pour mieux anticiper l’évolution des mœurs et les fluctuations du goût. En célébrant les noces du platine et du diamant, la créatrice signera des bijoux d’une modernité absolue, car débarrassés de toutes fioritures. « La raison qui m’avait amenée, d’abord, à imaginer des bijoux faux, c’est que je les trouvais dépourvus d’arrogance dans une époque de faste trop facile. Cette considération s’efface dans une période de crise financière où, pour toute chose, renaît un désir instinctif d’authenticité, qui ramène à sa juste valeur une amusante pacotille », revendiquera ainsi celle qui fut pourtant l’apôtre, à ses débuts, « du chic pauvre » et de la fantaisie. Mais, sur fond de marasme économique et de dépression collective, l’heure est, semble-t-il, à la retenue, aux « vraies » valeurs tout entières symbolisées par l’éclat lumineux et impérissable du diamant. « Si j’ai choisi le diamant, c’est parce qu’il représente, avec sa densité, la valeur la plus grande sous le plus petit volume. Et je me suis servie de mon goût de ce qui brille, pour tenter de concilier, par la parure, l’élégance et la mode », dira encore cette « publicitaire » qui s’ignorait. C’est aussi l’époque où le décorateur Jean-Michel Franck, le « pape » des intérieurs Art Déco, éradique toute frivolité, tout détail superflu dans les vastes appartements de ses clients fortunés…
Mais il en est des caprices de la mode comme des palpitations d’un cœur. Mademoiselle Chanel n’échappa ni aux premiers, ni aux seconds, et renouvela, au gré de ses multiples rencontres professionnelles et amoureuses, ses sources d’inspiration. Déclinant à l’envi ses thèmes fétiches (l’étoile, la croix, le nœud, l’astre solaire, le camélia…), les créations de Mademoiselle troquèrent parfois le diamant contre la perle, l’austérité contre la gourmandise sensuelle. Elles lorgnèrent aussi du côté de Byzance et de ses cabochons polychromes, convoquèrent le souvenir des massifs bijoux moyenâgeux et de leurs lourdes pendeloques, ressuscitèrent les fastes de la Renaissance ou l’exubérance des cours baroques. Et pourtant, l’on y sentira toujours palpiter l’âme de celle qui leur insuffla leur vigueur, leur audace, leur atemporalité.
Près d’un siècle s’est donc écoulé depuis les premiers pas de Mademoiselle Chanel dans la haute joaillerie. En ressuscitant, en notre début du XXIe siècle, cet univers irréel et cosmique, la Maison de la rue Cambon a réussi ce petit prodige de s’inscrire dans les pas de sa créatrice sans en trahir la pensée. Sans doute parce que chaque pièce sortie des ateliers respire encore ce parfum de liberté, de souplesse et de poésie qui était le propre de son univers. Sa signature en quelque sorte.