Bérénice Geoffroy-Schneiter
Célèbre dans le milieu des spécialistes et des amateurs d’art, la collection Meiyintang fait son entrée triomphale au Museum Rietberg de Zurich. Dans de splendides salles réaménagées pour l’occasion, quelque 600 pièces d’exception brossent le développement de cette discipline essentielle dans la pensée chinoise, depuis l’époque néolithique jusqu’au XVIIIe siècle. Une leçon d’élégance et de virtuosité.
« Meiyintang » ou « le domaine entre les parterres de rose »… Nimbé de mystère, ce nom poétique à consonance chinoise était connu seulement d’une petite poignée d’initiés qui le susurraient entre eux avec respect, comme une formule magique, propitiatoire, un « sésame » ouvrant les portes d’un paradis irréel, où tout n’aurait été que « luxe, calme et volupté »…
La curiosité des amateurs ne cessait d’être en éveil, car pointaient, çà et là, en Europe mais aussi aux États-Unis, de remarquables expositions de céramique chinoise à se faire pâmer tous les plus grands collectionneurs de la terre ! Le British Museum ouvrait la voie en 1994, puis New York, Monte-Carlo, Paris, et même Sarran et son étonnant musée Jacques Chirac perdu au fin fond de la Corrèze. Il est vrai que l’ancien président français avouait des penchants réels pour l’antique civilisation chinoise… Les spécialistes, quant à eux, s’arrachaient les cheveux pour savoir qui se cachait derrière ce nom cabalistique et ces objets d’une qualité parfaite. Même les catalogues érudits qui accompagnaient ces manifestations internationales omettaient sciemment de décliner l’identité des propriétaires de ces ensembles d’une richesse vertigineuse ! Leur auteur, Regina Krahl – une autorité en matière de céramique chinoise – demeurait, elle aussi, muette comme une tombe…
Coup de théâtre ! Le voile de discrétion qui entourait cette collection fabuleuse s’est dissipé lorsque l’un des protagonistes s’est éteint, en 2009, et que 80 pièces de céramiques chinoises furent dispersées à Hong Kong par Sotheby’s deux années plus tard. Le journal britannique The Economist finissait de briser le tabou : derrière ce nom aussi poétique qu’une branche de prunier en fleurs, se cachaient deux frères, Gilbert et Stephen Zuellig, des Saint-Gallois partis à la fin des années 1930 rejoindre leur père, Frederick Eduard, qui avait fait fortune à Manille au début du siècle. À la mort de ce dernier, en 1943, les fils reprirent l’activité familiale qu’ils amplifièrent considérablement, notamment dans l’industrie pharmaceutique. Initiés au marché de l’art par une antiquaire établie à Shanghai, Gilbert et Stephen n’eurent bientôt de cesse d’assembler une collection de céramiques chinoises d’une cohérence et d’un goût parfait. On connaît la suite… La passion se mua en obsession, et ce qui aurait pu n’être qu’un divertissement devint une quête effrénée de l’absolue perfection. Les deux frères se partagèrent alors le territoire de leurs recherches. Gilbert s’octroya les époques les plus anciennes, se spécialisant dans les objets et les récipients en terre et en céramique de l’époque néolithique et des dynasties Han, Tang et Song (soit une vaste fourchette chronologique allant du Ve millénaire avant notre ère jusqu’à 1279). Stephen, quant à lui, concentra ses efforts sur la porcelaine des dynasties plus tardives, Yuan, Ming et Qing. Avec l’humilité de lettrés chinois, les deux frères constituèrent alors patiemment et dans la plus grande discrétion la plus belle collection de céramiques chinoises passée entre des mains privées.
Pour la sinologue allemande qui dressa, à partir de 1994, l’inventaire méticuleux de cet ensemble, leur goût n’avait d’égal que leur détermination. « Pour rassembler un groupe d’objets qui ait un sens, il vous faut plus que des conseils et de l’argent. Il faut une personnalité avec savoir, détermination, et patience, qui fait confiance à son œil et à son instinct, qui est assez intelligente pour demander un avis, mais assez forte pour prendre ses décisions. […] La collection Meiyintang a été composée avec une vision qui en fait une collection-phare », écrivait ainsi, de façon sibylline, celle qui fut experte pour la vente de Sotheby’s à Hong Kong.
On comprend dès lors l’immense fierté du Museum Rietberg de Zurich d’accueillir en son sein plus de 600 pièces de cette collection, sous la forme d’un prêt permanent. Nouant un dialogue fécond avec les autres chefs-d’œuvre du département (bronzes rituels, peintures chinoises, cloisonnés, objets en or et en argent), la collection Meiyintang fait de l’institution suisse l’égale des plus grands musées d’art chinois du monde !
Mais au-delà de ces considérations muséographiques, le néophyte comme l’amateur ne peut qu’être comblé par ces sculptures et ces céramiques d’un design parfait. L’œil est d’emblée happé par ces poteries néolithiques, vigoureuses et ventrues, dont les décors obéissaient vraisemblablement à quelque symbolisme religieux. On peut leur préférer toutefois ces miracles de virtuosité technique que sont les coupes noires de la culture de Longshan (3 000 avant notre ère) dont les parois sont, selon les spécialistes, « aussi fines qu’une coquille d’œuf ». Concurrencée par l’apparition de la fonte du bronze au XIIe siècle (qui va donner naissance, elle aussi, à un florilège de récipients rituels tapissés de décors prophylactiques), la céramique a cependant de longues heures devant elle. Il suffit, pour s’en convaincre, d’admirer le foisonnant « petit monde des tombes », ces mingqi (substituts funéraires) épousant les silhouettes de danseuses, d’animaux domestiques ou de chevaux aux naseaux frémissants. Seule l’Égypte pharaonique peut se targuer d’avoir immortalisé avec autant de brio ces instantanés de la vie terrestre. Cosmopolite et raffinée, la dynastie Tang (618-907 apr. J.-C.) préférera transposer dans la céramique les caravanes de marchands et de pèlerins sillonnant la route de la Soie, tandis que la période Song (960-1279) célébrera les noces de la sobriété et de la discrétion. Maintes fois copiés, ses porcelaines blanches ou ses tendres céladons traduisent la quintessence de la civilisation chinoise, faite de permanences et de subtiles variations.