Le surréalisme fut une descente aux profondeurs du réel.
La riche collection Hersaint, exposée à la Fondation Beyeler, propose de nom- breuses œuvres rattachées de près ou de loin au mouvement surréaliste. Par définition, les tableaux de Max Ernst, Salvador Dalí, René Magritte, Joan Miró, Dorothea Tanning comportent tous une part de rêve – ou de cau- chemar. Le rêve ne permet-il pas de franchir les li- mites que l’état de veille impose à l’imaginaire ? Pourtant, ces artistes ne fuyaient pas la réalité dans l’univers du songe. Ils cherchaient au contraire à mieux la rejoindre, au plus secret d’eux-mêmes.
C’est peut-être pour cela qu’ils pouvaient associer leurs inventions les plus débridées à leur engage- ment politique et mettre « le surréalisme au ser- vice de la révolution », comme le prônait le titre d’une revue du mouvement. En tout cas, le tableau de Max Ernst intitulé L’Ange du Foyer pro- pose un exemple d’œuvre pleinement surréaliste et néanmoins engagée contre le franquisme. Le peintre disait à son sujet : « Il s’agit là d’un tableau que j’ai peint après la défaite des Républicains en Espagne. C’est évidemment un titre ironique pour désigner une sorte d’animal qui détruit et anéan- tit tout sur son passage. C’était l’impression que j’avais à l’époque, de ce qui allait bien pouvoir ar- river dans le monde, et en cela j’ai eu raison. »

L’être violemment bariolé que ce tableau repré- sente, ce monstre qui tient du crabe et de l’arai- gnée, c’est ce qu’on appellerait une chimère. Et pourtant il nous parle du réel. L’œuvre date de la même année 1937 que le Guernica de Picasso. Tandis que Picasso représente les horreurs de la guerre, L’Ange du Foyer représente, lui, le fauteur de guerre. Dans les deux cas, ce sont des distor- sions de la réalité qui expriment et dénoncent la violence. Mais Picasso reste en quelque sorte « réa- liste », peignant un chaos d’humains et d’animaux reconnaissables. Et son tableau, malgré la fureur dont il est habité, frappe par son équilibre, voire son classicisme. Max Ernst, dans cette toile tout au moins, s’affirme plutôt comme un disciple de Jérôme Bosch. Il descend aux profondeurs grima- çantes de l’âme, et n’en remonte pas.
Le surréalisme voulait donner voix aux aspects les plus obscurs de la psyché humaine, et comme l’avait espéré Baudelaire, aller « au fond de l’in- connu pour trouver du nouveau ». Or l’inconnu, n’est-ce pas d’abord l’inconscient ? D’où la passion des surréalistes pour Sigmund Freud. On ignore ce que le père de la psychanalyse aurait pensé du Jeu lugubre de Salvador Dalí, une toile de 1929. Mais à coup sûr ce tableau se voulait freudien. C’est Paul Éluard qui en a suggéré le titre, em- pruntant l’adjectif « lugubre » à la traduction d’un fameux article de Freud sur « l’inquiétante étran- geté » qui nous habite.
Il faut avouer que cette peinture, pour peu qu’on la regarde de près, est à la limite de l’insoutenable. La critique a noté ce qu’elle devait à Giorgio De Chirico. Mais l’univers de Chirico ne soulève pas le cœur comme le fait ici Dalí : des entrailles, et leur contenu, d’autres matières douteuses ou ignobles voisinent avec un escalier monumental, aux lignes bien droites, ainsi qu’une sorte de pié- destal aux arêtes non moins nettes. Au-dessus d’un sol ferme et sur fond de ciel pur, flottent le mou, l’informe, le visqueux.

Georges Bataille en personne se déclara scandali- sé par Le Jeu lugubre, qu’il vilipenda dans un long article. On sait que Dalí fut l’inventeur de « la mé- thode paranoïaque-critique », où la critique, à vrai dire, le cède à la paranoïa. Risquons une méta- phore : dans Le jeu lugubre, les lignes fermes de l’escalier monumental, le sol lisse et le ciel pur se- raient la part « critique », tandis que la « paranoïa » serait le monde morbide qui fleurit horriblement au-dessus d’elle, et qu’elle ne peut anéantir.
La Clé des songes de René Magritte apparaît rafraî- chissante après une telle épreuve. Chez cet artiste, le surréalisme rejoint avec délices les parages de l’absurde, et le rire est le bienvenu. Bien sûr, on peut soumettre La Clé des songes à mille interpré- tations savantes sur le rapport entre les mots et les choses. On peut rappeler que les associations iné- dites et inattendues (dont l’exemple le plus simple est le « cadavre exquis ») sont, pour le surréalisme, révélatrices des arcanes de notre psyché. Mais on peut aussi se contenter de sourire devant cette fe- nêtre à six carreaux, ces mots soigneusement cal- ligraphiés, comme dans le cahier d’un écolier qui recopierait sagement les expressions d’une douce folie.

La Femme de Miró n’a certes rien d’une beau- té classique, et ses membres tentaculaires pour- raient presque rappeler le monstre de Max Ernst. Pourtant, Miró met dans son surréalisme une fraî- cheur enfantine qui ne va pas jusqu’à provoquer le rire comme le font les inventions de Magritte, mais nous entraîne à sourire. Son surréalisme est enchanté.
La Valse bleue (1954) de Dorothea Tanning a toute une histoire. Ce tableau, beaucoup plus tardif que les autres peintures présentées dans cet article, est surréaliste un peu à la manière d’Alice au pays des merveilles : le spectateur ignorant tout de cette œuvre et de la vie de sa créatrice peut penser que le partenaire de la danseuse est un ours. Or il n’en est rien : c’est un chien, et un chien minuscule. Comme chez Lewis Carroll, il change de taille au gré des rêves de l’artiste.

Pour être précis, ce chien est de la race Lhassa Apo, originaire du Tibet. Il appartenait à Peggy Guggenheim. Lorsque celle-ci divorça de Max Ernst, son ex-époux obtint d’emmener Katchina – c’est le nom de l’animal, emprunté à ces figures sculptées et peintes par les Hopi, et qui représentent des esprits de la nature. Max Ernst épousa Dorothea Tanning, et celle-ci adopta Katchina, à tel point qu’elle l’in- troduisit dans de nombreuses peintures.
L’une d’elles, qui remonte à la même année 1954 et s’intitule Tableau vivant, donne également au chien miniature une taille humaine. Il est debout sur ses pattes arrière, enlaçant une femme nue qui semble défaillir. On ne sait trop s’il la soutient ou s’il s’ac- croche à elle. Dans La Valse, le chien à taille d’ours pourrait s’apprêter à renverser la femme. La bouche de celle-ci est marquée d’un pli amer, ses yeux semblent violemment clos (comme ceux de l’ani- mal, d’ailleurs, dont la face montre la même expres- sion d’amertume). Dans un tableau de 1953 intitu- lé Les Trois Garces (version ironique des Trois Grâces chères à la peinture classique), les femmes ne sont femmes qu’au niveau des hanches, le reste de leur corps, têtes et pattes, étant celui de Katchina.
L’œuvre de Dorothea Tanning est surréaliste parce qu’elle représente des êtres hybrides ou démesurés, tels qu’ils n’existent pas dans la réalité. Mais on n’a pas vraiment l’impression qu’elle se laisse déborder par son inconscient. C’est plutôt qu’elle joue avec lui, comme elle joue avec les images du rêve. Ce qui rend sa peinture moins oppressante que celle d’un Dalí, voire d’un Max Ernst. Nous gardons, en face d’elle, toute liberté d’apprivoiser notre « in- quiétante étrangeté ».
